Chronique : Malicorne – Almanach

Par Sylvain Girault

Malicorne – Almanach
1976

S’il n’en reste qu’un… Almanach de Malicorne est l’album mythique du revivalisme folk français. Double disque d’or, vendu à ce jour à plus de 500 000 exemplaires, il a d’abord permis à ces musiques de sortir de l’ombre et de toucher le grand public. Il imprègne aussi durablement une grande partie des artistes qui depuis sa sortie en 1976 se sont frottés aux musiques traditionnelles de France. Il y a un avant et un après Almanach.

C’est un album-concept dans l’esprit des années soixante et soixante-dix, dans la lignée de Sgt. Pepper’s des Beatles (1967), Tommy des Who (1969), Dark side of the moon des Pink Floyd (1973) ou L’histoire de Melody Nelson de Gainsbourg (1976). « J’ai essayé de dégager les pratiques magiques qui sont en rapport direct avec les douze mois de l’années. (…) Je pense que la connaissance de ces coutumes aide à comprendre mieux le fonds spirituel des chants traditionnels, et c’est à mes yeux ce qui compte le plus. » Dès le texte d’introduction, Gabriel Yacoub, chanteur leader emblématique du groupe, nous met sur la voie.

L’album commence par Salut à la compagnie, un magnifique chant populaire de quête d’épiphanie d’à peine une minute. Polyphonique, puissant et monolithique, marqué par quelques percussions solennelles, le titre nous fait entrer directement dans le son Malicorne, cet agencement vocal qui en fait son empreinte essentielle. Comme une suite directe de cette introduction, l’album se poursuit avec Quand j’étais chez mon père, chanson poitevine symbolisant la période du carnaval. Un accord de guitare électrique en suspension… puis un rythme de marche entêtant et imperceptiblement bancal – et un chant polyphonique tellurique et obsédant. On entre là dans une richesse d’arrangements, de sons et d’intentions. « Galant si tu m’embrasses »… : le pont du milieu se fait plus intime avec les cordes et la voix solo de Gabriel. Suit Margot seule chanson de l’album écrite et composée par Gabriel Yacoub. Très courte, évoquant des pratiques de quête dans le Berry, elle est l’un des tubes polyphoniques de Malicorne. Vient ensuite l’une des deux pièces maîtresses de l’album : la complainte Les tristes noces, mélange d’une version de France-Comté et du Québec. Ça commence comme une ballade polyphonique sur un tempo très lent. Vient l’arrivée d’un tempo enlevé où violon et basse portent la voix solo de Gabriel. La chanson évolue grâce à un arrangement somptueux pour quatuor à cordes, jusqu’au fameux « petit tour de danse », une bourrée à trois temps interprétée par le groupe La Bamboche, bientôt rejoint par les cordes, qui nous emmène dans la fête et la joie. Retour à la complainte et point d’orgue dramatique de la chanson avec la voix de Gabriel à peine ponctuée de quelques accords puis accompagnée par le quatuor à cordes. Conclusion polyphonique sur le dernier couplet puis coda par les cordes… : un sommet ! La cinquième chanson, une quête de mai, est un intermède polyphonique d’une trentaine de secondes. Suit pour juin la chanson la plus dansante et lumineuse de l’album : Voici la Saint-Jean. Un riff d’intro digne des plus grands groupes de rock. La chanson est relancée par les thèmes de danse au violon et par l’arrivée de la voix basse sur « mignonne allons voir si la lune est levée ». Ça se finit en une courte bourrée trois temps très typée « folk des années soixante-dix » au cromorne (hautbois baroque), vielle à roue et violon. Pour juillet, retour à la complainte, là encore l’une des plus célèbres de Malicorne : Le luneux, parfois appelée Le vielleux aveugle. Adaptation d’un air berrichon sur un texte collecté en Vendée, cette chanson provoque un sentiment d’étrangeté et d’angoisse, grâce une combinaison là encore parfaite : la voix solo de Marie Sauvet quasiment blanche, non interpétée, non ornementée, assez réverbérée, comme en suspension, dans les limbes, accompagnée de manière ultra-minimaliste par des accords de dulcimer électrique avec effet d’écho. Le Branle de la haie qui suit fait fonction de court intermède instrumental, aux accents médiévaux et Renaissance, avec intro au psaltérion (instrument de musique à cordes du Moyen-Âge), passage de flûte à bec et thème au cromorne ! 100% années soixante-dix ! Pour figurer le mois de septembre, Malicorne interprète une complainte normande : Quand je menais mes chevaux boire. L’accompagnement basse-cordes y fait merveille pour accompagner la voix de Gabriel tellement déchirante. Et la mélodie est un pur joyau. Passons sur le mois d’octobre et la danse La fille au cresson, peut-être la chanson la moins intéressante du disque. Arrivons directement à la seconde pièce maîtresse de l’album : L’écolier assassin, une complainte tragique et sanguinolente d’origine canadienne, sorte de quintescence yacoubienne. L’introduction clavier-guitare avec une partie de basse quasi « maccartnienne » se fait à la fois apaisante et inquiétante. Gabriel installe la mélancolie. Puis l’arrivée de la voix éthérée et réverbérée de Marie sur le refrain confirme l’étrangeté, lui sur terre, elle dans les airs. Les deux ponts instrumentaux font toujours avancer la dramaturgie de l’histoire. Ils sont ponctués de petits coups d’archets au psaltérion qui nous percent finement le coeur. Et la fin… « Tenez ma cruelle mère… » Avec ces notes aigues et liées, jouées au clavier Moog, puis le retour de la basse de l’intro. Poignant… L’album se conclut par un Noël provençal traduit de l’occitan au français. Il possède un caractère à la fois presque martial avec ce tambour napoléonien, mais aussi lumineux, spirituel et joyeux, avec une partie violon arpégée très marquante et un refrain polyphonique imparable. Lors de la première édition de l’album sous forme de cd, le producteur décida d’ajouter un treizième morceau, un « bonus » comme argument de vente, brisant ainsi l’harmonie évidente des douze mois de l’année et donc du concept-album. Honte à lui ! De plus, La Fiancée du timbalier dont le texte est tiré de Odes et ballades de Victor Hugo, est une chanson dont la qualité demeure en-deçà du reste de l’album. Vous pouvez la zapper…

D’où vient le charme et la magie d’Almanach ? Pourquoi cet album sort-il du lot ? Pourquoi est-il et de très loin le plus abouti de la riche discographie de Malicorne ? Pourquoi n’a-t-il pas vieilli plusieurs décennies après sa publication ? Cela provient d’abord de ce qui a fait la légende de Malicorne : le timbre magnifique et le phrasé si précis de Gabriel Yacoub, la mise en valeur des plus beaux textes légendaires et mythologiques du vieux fonds de la chanson traditionnelle francophone, les arrangements vocaux impeccables inspirés de musique baroque ou de polyphonies bulgares, le savant dosage entre multi-instrumentisme folk (guitare, violon, mandoline, dulcimer, bouzouki, vielle à roue, épinette des Vosges, cromorne…) et touches d’électricité (basse et guitare électriques, claviers). Mais Almanach présente aussi et surtout une grande cohérence stylistique et thématique, un enchaînement parfait des chansons et une alchimie unique entre un choix de mélodies prégnantes, des textes d’une incroyable puissance poétique et une production sonore sophistiquée, de la prise de son au mixage en passant par le mastering, assez inédite pour l’époque dans le milieu folk. L’album dure environ quarante-trois minutes. Écoutez-le tranquillement allongé, les yeux fermés : à la fin vous aurez l’impression qu’il n’a duré qu’un instant. C’est la marque des grands disques : ils vous transportent mais vous frustrent. Alors vous les réécoutez, encore et toujours…

Nous sommes à la fin des années soixante-dix en région nantaise. Je n’ai pas dix ans. Almanach tourne sur la platine vinyle de mes parents. Je les entends même reprendre Noël est arrivé à deux voix lors de fêtes de famille. Et je suis sans m’en rendre compte marqué à jamais par l’enivrante mélancolie de ce chef-d’oeuvre.

 

Sylvain Girault

________

Pour une anthologie discographique du trad’/folk !

Au Nouveau Pavillon nous souhaitons mettre un coup de projecteur sur l’incroyable richesse discographique de la jeune histoire du revivalisme trad/folk de France. On a tous lu dans les médias de la presse culturelle dominante des articles sur « Les 100 meilleurs albums du rock anglais », des sélections des « 50 disques essentiels de l’histoire du jazz ». Du côté des musiques traditionnelles de création, nada. Il est temps de remédier à cela !

Notre projet éditorial tente de mettre en lumière une sélection d’une cinquantaine d’albums qui ont artistiquement marqué l’histoire du revivalisme des musiques traditionnelles en France métropolitaine depuis l’après-guerre et en particulier depuis les années soixante-dix. Des disques qui ont à la fois fait avancer les choses par leur audace artistique, mais aussi influencé les générations d’artistes qui ont suivi. Aucun critère commercial ou de succès public n’a été retenu. Ainsi un album « confidentiel » peut être mis à l’honneur tandis qu’un album vendu à des milliers d’exemplaires peut être quant à lui volontairement mis de côté.

Pour nous aider à opérer cette sélection – qui est encore en cours de rédaction – nous faisons appel à des musicien.nes professionnel.le.s des musiques traditionnelles. Puis nous demandons à certaines d’entre elles et certains d’entre eux de chroniquer l’album, de faire partager leur passion pour ce disque. C’est cette dimension horizontale « échange de savoirs » qui fait l’originalité de cette publication.

La série d’articles est publiée sur internet mais elle pourra, le cas échéant, faire l’objet d’une publication écrite ultérieure dans quelques années. Vous allez pendant les mois à venir la découvrir au fil des publications bi-mensuelles sur notre site internet. Mais ici point de classement, juste l’envie de vous faire partager de la belle musique.

Bonne lecture ! Et bonne écoute !