Chronique : Avant soleil levé – La Chavannée

Par Romain Maurel

Avant soleil levé – La Chavannée
Label Modal – 2006

Dans l’intimité de chez soi, entre chien et loup, le désir point parfois d’abandonner nos oreilles, à demi inquiètes, à un disque qui saura accompagner notre tombée du soir. L’album Avant soleil levé de La Chavannée est alors tout indiqué. Autour du chanteur, poly-instrumentiste et compositeur Frédéric Paris, sept instrumentistes et deux chanteuses y livrent un tour de chant pénétrant, aux couleurs franches, déjà assez loin de la musique qui fit le grand succès de leur précédent opus, Bateau doré en 1998 (label Modal). Dans Avant soleil levé, le collectif de La Chavannée passe à autre chose : un propos résolument orchestral, des climats crépusculaires, et une liberté de ton affirmée quant à la relecture des chansons traditionnelles du monde paysan français.

C’est à proximité du bec d’Allier, au croisement des duchés du Bourbonnais, du Nivernais et du Berry, que le groupe folklorique de la Chavannée, depuis au moins trois générations, se consacre aux arts et traditions populaires du Centre de la France. Mené par des musiciens et des musiciennes à la réputation solide, le groupe fonde au départ une grande partie de son travail musical sur une pratique exigeante et notoirement saluée d’instruments comme la vielle et la cornemuse, mais entretient aussi un rapport très étroit avec la chanson, avec en son sein une trentaine de choristes engagé•e•s dans un rituel hebdomadaire de pratique vocale collective qui semble immémorial. En parallèle des activités musicales, entre autres, des recherches historiques sont menées, et restituées au cours de spectacles ou d’expositions thématiques. Il y a une quinzaine d’années, le thème de la nuit avait été choisi. De cette contrainte, dont il avoue qu’elle est surtout un prétexte pour aller dénicher des chansons que l’on aurait pas spontanément choisi d’interpréter, Frédéric Paris a pioché dans les recueils d’Achille Millien, de Barbillat et Tourraine, de Marguerite Gauthier-Villars et de Stramoy, de quoi bâtir le nouveau répertoire de La Chavannée. Le ton est donné : il s’agira d’une traversée de la nuit, au fil de laquelle nous visiterons les amants éconduits, les couples infidèles, les alcooliques, les brigands, chauffeurs et autres criminels, dans une fresque musicale qui n’est pas sans rappeler les « concept-albums » des chanteurs anglo-saxons des années soixante-dix.

C’est là le premier élément saillant de ce qui fait la force de ce disque : ceci n’est pas l’enregistrement d’un orchestre de bal. Des succès précédents de La Chavannée restent le mordant des mélodies qui forcent à la danse, l’impeccable maestria d’un trio de vielles à roue organisé en pupitre, l’expressivité lyrique des cornemuses, flûtes et clarinettes, et la fougue d’un accordéon diatonique souvent employé dans un rôle d’accompagnement. Mais deux évènements font ici franchir une nouvelle étape : l’arrivée du contrebassiste Jean-Marc Duroure, et la pratique de l’harmonium pour Frédéric Paris. Comme la plupart des musicien•n•es du revival des musiques trad’, les membres de la Chavannée ont en premier lieu, généreusement et avec talent, défriché les possibilités acoustiques d’instruments qu’ils ont accessoirement sauvés de l’oubli, concentrant alors leur travail sur le timbre, le phrasé, les variations et l’improvisation mélodiques, comme autant de solistes se rejoignant sur des unissons ou des polyphonies. Or l’usage de la contrebasse et donc l’arrivée des lignes de basse impliquent de fait un autre modèle d’orchestration, d’où le choix de composer à partir du clavier de l’harmonium. Les arrangements de Frédéric Paris pour Avant soleil levé tiennent compte de cette nouveauté, et s’inscrivent dans la construction d’un univers musical élaboré, qui fait la part belle aux marches harmoniques bien choisies et à de nombreux jeux de polyrythmie, nous amenant au seuil de la pop.

Dès le premier titre, s’ouvrant sur un field-recording de nuit estivale, une improvisation de contrebasse, des matières sonores acoustiques et des bourdons d’harmonium et d’accordéon mêlés, soudainement, un orchestre massif envahit l’espace sonore, le temps d’exposer le sujet d’une fugue, avec les aigus des chiens de vielle à roue et les médiums charnus des cornemuses et flûtes, assis sur des basses syncopées. Ebouriffante, l’averse passe, et un couplet retentit, chanté à trois voix, puis l’orchestre revient avec sa tournerie. Quelques secondes plus tard, des nappes de voix forment des accords, puis un crescendo, puis un break, puis une autre mélodie s’immisce, de nouveaux éléments s’ajoutent, et le titre finira par un grandiose empilement de contrechants soutenu par des onomatopées de voix et dépassé par un chorus de cornemuse… L’on a déjà pénétré dans l’ensorcelante « kaléidoscopie » de l’album, qui enchaîne quatorze rapsodies du même acabit, pour lesquelles le chant tient le premier rôle, et où la composition aux aspects opératiques sert avant tout le texte.

Au fil du périple, on peut noter la tension dramatique de La rolette du bois, où une ritournelle obsédante s’intercale entre les couplets d’une chanson qu’une tension harmonique rend inquiétante, jusqu’à se muer en une coda frénétique dont on ressort presque essoufflé. En réponse, le titre suivant propose d’envelopper une chanson d’amour – On m’a dit bonsoir– dans un écrin d’harmonies sucrées où la clarinette, le violon et le cornet à piston évoquent le réconfort d’une nuit paisible. Au passage, prenons le temps de nous émouvoir avec Je vais passer la nuit, où l’accompagnement teinte une chanson à boire d’une mélancolie inattendue, déroulée par les archets du violon et de la contrebasse, histoire de savourer le brillant parti-pris de ce décalage, nous poussant à nous prendre d’empathie pour la solitude de l’ivrogne. Un peu plus loin, la tragédie racontée dans Les chauffeurs est traitée comme un véritable thriller : emmenée par la voix tendue d’Emmanuel Paris, une mélodie taillée sur les côtes du texte pour les besoins de l’album se fait cycliquement rattraper par un escadron de vielles à roue furieuses affûtées comme des poignards, tandis qu’un riff de contrebasse bourdonnant, éclairé par des nappes d’harmonium parfois dissonantes, s’obstine, solitaire, à décaler les appuis rythmiques. On retrouve d’ailleurs dans tous les titres, sous des formes différentes, ce travail de funambule entre musique tonale et musique modale, ainsi que l’usage de différentes découpes du temps au sein d’une même partie. À la fin du voyage, on aura sans cesse oscillé entre la complexité d’une musique quasi symphonique, comme le backing à trous de L’oiseau, venant tordre une chansonnette a priori simpliste, et l’efficacité réjouissante des musiques à danser, comme les bourrées échevelées Du feu – De la flamme qui font montre d’une virtuosité jubilatoire.

D’aucuns, à sa sortie en 2006, ont été bousculés par le traitement hétérodoxe des matériaux traditionnels ou surpris par la sophistication de certains arrangements. C’est très probablement parce que Frédéric Paris affirme ici un propos esthétique personnel, détaché de la dimension affective qui peut conditionner celui ou celle qui interprète une chanson collectée et enregistrée auprès d’une personne vivante, qui y aura elle-même déposé l’empreinte de ses propres variations, de son corps, de son art et de sa manière. Les partitions froidement neutres des recueils de chansons offrent à Frédéric Paris la page blanche nécessaire au déploiement de son imaginaire musical propre, au sein duquel on devine sans peine l’influence du folk anglo-saxon et de ses douceurs lumineuses, tout comme l’héritage de la rigueur des maîtres sonneurs du pays, ou encore l’envie irrépressible « que ça décolle » (sic).

Certes, les adeptes des patterns minimalistes et de la transe bourdonnante des musiques trad’ reprocheront à La Chavannée un romantisme contradictoire au leur. Certes, les ayatollahs des notes conjointes et du jeu out pourront bouder les progressions d’accord qui ont déjà fait leurs preuves dans toutes sortes de musiques que l’on recommande ou non. Certes encore, les textes que compilent Avant soleil levé peuvent être épinglés pour ne faire l’échos que de la triste réalité de l’hétéro-patriarcat, qui fut l’unique modèle social des protagonistes de nos chansons traditionnelles. Ce sont là des débats insolvables, qui alimentent joyeusement mes discussions.

Il reste néanmoins qu’à chaque écoute, je me retrouve indiscutablement pris par l’homogénéité des climats nocturnes qui se dégagent de cette veillée-péplum, et, d’une certaine façon, hypnotisé tout du long par la rondeur plaintive de l’harmonium, qui tisse le fil rouge sonore de l’album, comme pour relier les différentes couleurs explorées. Ici, c’est bien l’intensité narrative de la composition et la scénarisation inspirée des différentes pièces qui font opérer la magie. De titre en titre, le chœur étoffe d’une dimension radicalement épique ces petits mélodrames paysans, qui auraient pu rester dans le silence inerte des pages jaunies d’une revue littéraire locale. Au delà du talent des neuf interprètes et de la sincérité sans faille de leur démarche artistique, l’écriture musicale d’Avant soleil levé, que je qualifierais enfin de cinématographique, est pour moi un témoignage épatant des possibilités de composition que nous offrent les mélodies et les timbres des musiques traditionnelles françaises.

 

Romain Maurel

Achille Millien, Chants et chansons populaires – Littérature orale et traditions du Nivernais, Paris, E. Leroux, 1906-1910
Marguerite Gauthier-Villars, Petit Chansonnier du Bourbonnais, Paris, Gauthier-Villars, 1937
Jean Stramoy, La Chanson Populaire en Nivernais, Nevers, E.Guillerault, 1905
Émile Barbillat et Louis-Laurian Touraine, Chansons Populaires en Bas Berry, Chateauroux, Badel, 1912

 

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Pour une anthologie discographique du trad’/folk !

Au Nouveau Pavillon nous souhaitons mettre un coup de projecteur sur l’incroyable richesse discographique de la jeune histoire du revivalisme trad/folk de France. On a tous lu dans les médias de la presse culturelle dominante des articles sur « Les 100 meilleurs albums du rock anglais », des sélections des « 50 disques essentiels de l’histoire du jazz ». Du côté des musiques traditionnelles de création, nada. Il est temps de remédier à cela !

Notre projet éditorial tente de mettre en lumière une sélection d’une cinquantaine d’albums qui ont artistiquement marqué l’histoire du revivalisme des musiques traditionnelles en France métropolitaine depuis l’après-guerre et en particulier depuis les années soixante-dix. Des disques qui ont à la fois fait avancer les choses par leur audace artistique, mais aussi influencé les générations d’artistes qui ont suivi. Aucun critère commercial ou de succès public n’a été retenu. Ainsi un album « confidentiel » peut être mis à l’honneur tandis qu’un album vendu à des milliers d’exemplaires peut être quant à lui volontairement mis de côté.

Pour nous aider à opérer cette sélection – qui est encore en cours de rédaction – nous faisons appel à des musicien.nes professionnel.le.s des musiques traditionnelles. Puis nous demandons à certaines d’entre elles et certains d’entre eux de chroniquer l’album, de faire partager leur passion pour ce disque. C’est cette dimension horizontale « échange de savoirs » qui fait l’originalité de cette publication.

La série d’articles est publiée sur internet mais elle pourra, le cas échéant, faire l’objet d’une publication écrite ultérieure dans quelques années. Vous allez pendant les mois à venir la découvrir au fil des publications bi-mensuelles sur notre site internet. Mais ici point de classement, juste l’envie de vous faire partager de la belle musique.

Bonne lecture ! Et bonne écoute !