Chronique : Lo diable es jos la porta

Par Clément Gauthier

Lo diable es jos la porta
Ventadorn – 1978

Au seuil, sous le seuil, la pierre crapaudine enfouie, la frontière, la limite, le dehors et le dedans, un monde et l’autre, la nuit et puis… la nuit… Toutes les fleurs d’un pré mais à quel prix ? L’eau, ici et là partout sous nos pieds, sur nos corps, en nos corps et puis ces bruits…

Entends-tu ? Qui se meurt, qui se meurt dans l’odeur de cendre froide, de table vide, de vie enfuie, de nuit sans fond et de jour sans ciel ? Qui a payé, qui l’a pu et comment ? Tu ne sais ? Vraiment ? Alors finis d’entrer…

En 1978, sort le premier disque Lo diable es jos la porta chez Ventadorn. J’écoute ce disque en 2005, après avoir découvert Los d’a Roier sorti en 1978 également, après Lo Deleser (1976) et En tut segre los jorns (1976). Pour moi déjà le choc avait été de taille puisque m’avaient marqué le son et le jeu des deux de Los d’a Roier : Jean Dau Melhau voix et vielle et Serge Marot voix, cabrette et accordéon. Chez eux, j’entendais une identité esthétique très forte, sans concession, véritable prolongation d’un son que j’avais perçu dans divers collectages et surtout qui allait ancrer en moi les bases, les racines d’une sensibilité musicale qui m’imprègne encore aujourd’hui.

Ce disque est une sorte de premier jet, brut comme la pierre sortie de carrière. Ce que l’on y entend est au mieux un manifeste, au pire une promesse. « Ai limosin » ô Limousin ! constitue presque le propos liminaire du disque, ce même « Ai limosin » lancé quelques siècles plus tôt par le troubadour limousin Bertrand de Born et par lequel la plainte va se faire entendre. La radicalité du jeu et d’accordage de la vielle en écho à la voix ne peuvent laisser indifférent. Ici, Melhau seul, délivre six chansons liées ensemble par la vielle. Ici pas de virtuosité inutile, la vielle est l’instrument du poète chanteur. Elle guide, elle soutient et ouvre le chemin d’une séquence à l’autre. À l’image d’un musicien encore méconnu chez nous et pourtant majeur Faustino Santalices (1877-1960), que Melhau découvre lors de son voyage à Compostelle avec sa vielle en 1987, cette apparente simplicité est en fait l’écrin de son récit, entrecoupé de séquences musicales de danses, de bourrées à trois temps plus précisément, comme s’il fallait danser ce monde-là ou plutôt comme si la mort elle-même dans une grande danse macabre nous prenait par la main. On y voit Jérôme Bosch rire et Gaucelm Faidit rouler par terre. Et puis on y voit bien-sûr la pochette réalisée par l’artiste graveur et ami de longue date Jean Marc Siméonin, dont l’œuvre est presque un miroir de celle de Melhau. Des sortes de vapeurs suffocantes, vertes, putrides nous étreignent et malgré-ce, captivantes, vibrantes et belles, et au milieu la vie en son ventre rond…reste à savoir laquelle.

Et puis en 2008 sort une nouvelle mouture du Diable, aux éditions « Chamin de Sent Jaume ». Rejoint par Bernat Combi (voix et percussion), la vielle a cédé sa place à l’harmonium portatif. La voix de Melhau s’entremêle à celle de Combi. Et là encore c’est non seulement un choc, mais la pierre brute a été polie révélant son éclat le plus profond. De nouveaux textes ont été adjoints aux anciens. Lo pelegrin, La boissa disent toujours un peu plus de ce limousin-monde dont Melhau cherche à nous raconter l’abîme qui va s’ouvrant. Melhau en sa langue limousine se montre ici digne héritier de la tradition troubadouresque, « affinant et polissant » l’œuvre, « liant mots et sons » comme personne. Dans ce disque les deux chanteurs redéploient l’art de la monodie dévoilant une aire de jeux vocaux presque oubliés par les traditions des pays de France. Cette grande suite dont ils ont fait un concert, est aussi marquée par une recherche modale dont l’exploration assurée par l’harmonium nous conduit peu à peu vers la fin. « Limosin balha, pren co que balha, n’en farem deman ». Limosin donne, prends ce qu’il donne, nous en ferons demain. En fait de fin, le début ? Ai Limosin… L’effet est saisissant et marque là aussi la musique occitane d’une pierre blanche ou noire. C’est selon…

Clément Gauthier

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Pour une anthologie discographique du trad’/folk !

Au Nouveau Pavillon nous souhaitons mettre un coup de projecteur sur l’incroyable richesse discographique de la jeune histoire du revivalisme trad/folk de France. On a tous lu dans les médias de la presse culturelle dominante des articles sur « Les 100 meilleurs albums du rock anglais », des sélections des « 50 disques essentiels de l’histoire du jazz ». Du côté des musiques traditionnelles de création, nada. Il est temps de remédier à cela !

Notre projet éditorial tente de mettre en lumière une sélection d’une cinquantaine d’albums qui ont artistiquement marqué l’histoire du revivalisme des musiques traditionnelles en France métropolitaine depuis l’après-guerre et en particulier depuis les années soixante-dix. Des disques qui ont à la fois fait avancer les choses par leur audace artistique, mais aussi influencé les générations d’artistes qui ont suivi. Aucun critère commercial ou de succès public n’a été retenu. Ainsi un album « confidentiel » peut être mis à l’honneur tandis qu’un album vendu à des milliers d’exemplaires peut être quant à lui volontairement mis de côté.

Pour nous aider à opérer cette sélection – qui est encore en cours de rédaction – nous faisons appel à des musicien.nes professionnel.le.s des musiques traditionnelles. Puis nous demandons à certaines d’entre elles et certains d’entre eux de chroniquer l’album, de faire partager leur passion pour ce disque. C’est cette dimension horizontale « échange de savoirs » qui fait l’originalité de cette publication.

La série d’articles est publiée sur internet mais elle pourra, le cas échéant, faire l’objet d’une publication écrite ultérieure dans quelques années. Vous allez pendant les mois à venir la découvrir au fil des publications bi-mensuelles sur notre site internet. Mais ici point de classement, juste l’envie de vous faire partager de la belle musique.

Bonne lecture ! Et bonne écoute !