Chronique : Mont-Jòia : Cant e musica de Provença, XIIème-XXème

Par Sébastien Spessa

Mont Jòia – Cant e musica de Prenvença, XIIème – XXème
Le Chant du Monde – 1975

Mis à part, peut-être, les Fabulettes de feue Anne Sylvestre, je n’ai pas souvenir d’un disque que j’écoute depuis plus longtemps que celui-ci. Je devais avoir quatre ou cinq ans lorsqu’un ami de mes parents le leur a prêté, peu de temps après sa parution, et depuis, je l’ai trimballé à travers toutes les périodes de ma vie, sur bandes magnétique d’abord, puis sur cassette, aujourd’hui en mp3. Curieusement, je ne l’ai jamais acheté, je ne sais pas si cela a une signification particulière… peut-être que le fait de ne pas le posséder contribue pour moi à le nimber d’une aura mystérieuse, à en faire un disque qui n’existe pas vraiment, seulement dans mes souvenirs, allez savoir…

Ce disque m’a marqué, d’abord, parce qu’il est chanté en provençal, qui était la langue maternelle de mon grand-père, et ensuite parce que c’était la première fois que j’entendais cette langue chanter autre chose que des chansons « folkloriques » du style Coupo Santo – l’hymne mistralien de la Provence éternelle et sempiternelle – ou O Magali ma tant aimado, des chansons un peu mièvres fleurant le XIXe siècle et le « c’était mieux avant ». Bien sûr, je n’étais qu’un jeune enfant, mais j’ai perçu, dans la musique de Mont-Jòia, autre chose, que je n’avais pas encore entendu ailleurs, une âpreté, une rugosité, une authenticité, ou du moins une sincérité qui m’ont immédiatement parlé, me parlent encore et ont fait que, bien plus tard, moi aussi je chanterais cette langue…

Le nom du groupe ? il vient d’un poème de Frederic Mistral, dans lequel est évoqué le « Mont-Jòia » – littéralement mont-joie -, un petit amas de pierres que les bergers érigeaient au sommet des collines pour marquer leur pâturage et honorer la montagne…

Le titre, en français Chant et musique de Provence, XIIe – XXe, d’une sobriété toute ethnomusicologique, résume bien l’ambition de Jean-Marie Carlotti, Patrice Conte, Patrice Favaro et Francois Dupont : proposer un florilège, une mini-anthologie de huit siècles de musique provençale, en trente-deux minutes et dix morceaux, dans le désordre chronologique. Ces trois-là se rencontrent en 1973, probablement sur les bancs de la fac d’Aix-en-Provence, où certains d’entre eux étudient, justement, la musicologie, et décident de fonder un groupe au sein duquel ils chanteraient exclusivement en provençal, langue qu’ils considèrent comme faisant partie d’un plus vaste ensemble linguistique, l’occitan, ou langue d’oc, au même titre que le gascon ou le languedocien, par exemple, alors que les « provençalistes », aujourd’hui encore, contestent cette évidence linguistique, s’accrochant de toutes leurs forces au fantasme étriqué d’une Provence jalousement repliée sur son folklore créé de toutes pièces dans les années 1830, à grand renfort de coiffes en dentelles et de galoubet-tambourin, conservatrice et monolithique.

Leur répertoire, ils le trouvent dans les vieux ouvrages de collectage, comme le fameux Chants populaires de la Provence, de Damase Arbaud, publié en 1862, ou dans les Noëls de Notre-Dame des Doms, le plus ancien recueil de Noëls provençaux, écrits par le petit personnel du chapitre de la cathédrale d’Avignon entre 1570 et 1610…

Patrice Favaro, qui fabrique des instruments anciens, et en joue, va grandement contribuer à élargir l’instrumentarium du groupe, qui s’affranchit des limites du duo galoubet-tambourin – dont Patrice Conte joue en virtuose – en introduisant – ou réintroduisant – dans la musique provençale des instruments comme le saz, une sorte de luth à trois cordes de forme allongée venu de Turquie, le cintour, une cithare à cordes frappées originaire de Perse, et la trompette marine, sorte de vielle à archer monocorde, que j’avoue n’avoir entendue nulle part ailleurs que sur ce disque… À ces instruments « exotiques » s’ajoutent diverses flûtes, dont le galoubet et son inséparable tambourin, une mandoline, un tambourin à cordes et un violon, joué par François Dupont, qui rejoint le groupe juste avant l’enregistrement.

Mais c’est bien Jean-Marie Carlotti, voix furieuse et ardente, moustache hérissée, s’accompagnant à la guitare, au luth et au saz, qui mène la danse d’un bout à l’autre de ce disque mythique…

Celui-ci convoque une Provence presque encore païenne, peuplée de monstres qu’on promène par la ville pour favoriser la crue du Rhône, de jeunes filles qui se changent en cailles ou se font passer pour lépreuses pour échapper aux avances pressantes de chevaliers entreprenants, où les loups dansent autour des buissons avec les lièvres et les renards… La révolte est aussi présente, contre les puissants qui écrasent d’impôts le petit peuple et « nous le mettent tout dans le cul » (sic), contre la prédestination sociale, comme la Janeta qui refuse de se louer comme fille de ferme et prétend se marier et gagner sa vie en ouvrant un bar-tabac… Cette révolte se niche même au cœur d’une poignante complainte du troubadour auvergnat Peirol (XIIIe siècle), qui, tout en se lamentant de n’oser déclarer sa flamme à sa dame, de peur qu’elle ne le méprise, déclare que « les riches sont des truands, qu’ il y a tant de riches mauvais / que le siècle en est obscurci… » Trois instrumentaux dansants : une pièce pour galoubet-tambourin, un rigaudon endiablé, et la danse « des cocos », venue du fond des âges… et pour finir, une chanson du XIIe siècle, qui met en scène la « reine savoureuse » Aliénor d’Aquitaine, qui enjoint à son mari : « Va-t’en, va-t’en, le jaloux / laisse-nous danser entre nous ».

L’enregistrement est effectué par Pierre Verany, en direct et sur deux pistes, le son est brut, les tambours se noient parfois un peu dans l’écho des voûtes ternies de la Chapelle du Sacré-Coeur, petit chef-d’œuvre baroque un peu décati niché dans une rue du vieil Aix, mais l’énergie, la ferveur et l’envie d’en découdre sont bien là, la voie est tracée pour les générations futures de chanteurs provençaux, qui arriveront une ou deux décennies plus tard…

Le groupe enregistrera par la suite trois autres albums, dans son fief de Fontblanche, « maison d’arts et traditions populaires », à Vitrolles, entre étang de Berre et usines pétrochimiques, où ils créent les « Rescòntres de la Mar », festival des Rencontres Musicales Méditerranéennes, qui existera jusqu’en 1985. En 1981, le groupe fusionne avec Bachàs, groupe niçois où officie Patrick Vaillant à la mandoline, pour devenir Bachàs-Mont-Jòia., jusqu’en 1991. Jean-Marie Carlotti, lui, quittera le groupe en 1983, pour continuer sa route musicale et poétique, seul ou en duo, notamment avec Patrick Vaillant ou le trompettiste Michel Marre, explorant divers univers, dont le jazz et la musique indienne, fidèle à sa devise : « Ges de drapeu sensa preson », pas de drapeau sans prison…

 

Sébastien Spessa

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Pour une anthologie discographique du trad’/folk !

Au Nouveau Pavillon nous souhaitons mettre un coup de projecteur sur l’incroyable richesse discographique de la jeune histoire du revivalisme trad/folk de France. On a tous lu dans les médias de la presse culturelle dominante des articles sur « Les 100 meilleurs albums du rock anglais », des sélections des « 50 disques essentiels de l’histoire du jazz ». Du côté des musiques traditionnelles de création, nada. Il est temps de remédier à cela !

Notre projet éditorial tente de mettre en lumière une sélection d’une cinquantaine d’albums qui ont artistiquement marqué l’histoire du revivalisme des musiques traditionnelles en France métropolitaine depuis l’après-guerre et en particulier depuis les années soixante-dix. Des disques qui ont à la fois fait avancer les choses par leur audace artistique, mais aussi influencé les générations d’artistes qui ont suivi. Aucun critère commercial ou de succès public n’a été retenu. Ainsi un album « confidentiel » peut être mis à l’honneur tandis qu’un album vendu à des milliers d’exemplaires peut être quant à lui volontairement mis de côté.

Pour nous aider à opérer cette sélection – qui est encore en cours de rédaction – nous faisons appel à des musicien.nes professionnel.le.s des musiques traditionnelles. Puis nous demandons à certaines d’entre elles et certains d’entre eux de chroniquer l’album, de faire partager leur passion pour ce disque. C’est cette dimension horizontale « échange de savoirs » qui fait l’originalité de cette publication.

La série d’articles est publiée sur internet mais elle pourra, le cas échéant, faire l’objet d’une publication écrite ultérieure dans quelques années. Vous allez pendant les mois à venir la découvrir au fil des publications bi-mensuelles sur notre site internet. Mais ici point de classement, juste l’envie de vous faire partager de la belle musique.

Bonne lecture ! Et bonne écoute !