Chronique : Cap Nègre : Passat deman

Par Thomas Baudoin

Cap Nègre – Passat deman
Label Modal – 1999

Passat deman, ce titre nous projette dans le temps, mais dans une direction inaccoutumée pour l’imaginaire collectif dès qu’il s’agit de chants traditionnels. Il signifie « après-demain » en occitan, littéralement « passé demain », avec cette préposition troublante qui évoque à la fois la traversée et ce qui est révolu ; autrement dit une enjambée, le passé sur nos talons et un pied tendu vers l’inconnu – pas même un « futur », plutôt un au-delà où tout est possible. Passat deman est un fil tendu entre ces deux espaces temporels à la fois réels et intangibles, en suspension, comme un rêve. Paru en 1999, il s’agira du seul album de ce groupe, laissant l’auditeur sur l’expectative : un projet sans suite, nous mettant face à la responsabilité de nous approprier ou pas cette force qu’il contient, pour porter loin, au-delà de ce qu’on pense en savoir, un répertoire qui mérite à minima qu’on l’écoute dorénavant avec des oreilles curieuses. En tant que musicien, je suis au nombre de ceux à qui cet album a ouvert des voies nouvelles.

À l’écoute, on se rend vite compte que c’est avant tout un écrin finement ciselé pour le collectage et la voix de Pèire Boissière – un seul instrumental venant faire exception. Voilà le seul reproche qu’on pourrait faire à cet album : les deux autres musiciens, Christian Lanau et Alain Cadeillan, ont pris le parti de rester au service de Pèire, ce qu’on pardonne vite car ils le font de façon remarquable, au travers d’arrangements tout en détails.Au final ça s’avère judicieux, on ne se perd pas dans des digressions. Christian Lanau, au violon, excelle dans la variation et joue parfois du coude avec la voix, sans jamais passer devant. Alain Cadeillan, par ses multiples instruments – cornemuse gasconne, cornemuse glass-note, hautbois, bendir, tambours d’eau, escoubophone, teppazarythme – et ses trouvailles sonores, élargit le spectre, et égale son compère dans la maîtrise de son jeu. Les instruments passent d’un rôle à l’autre sans complexe, jouant les thèmes avec une virtuosité peu courante à l’époque et adoptant sans difficulté une teinte plus onirique lorsqu’il s’agit de déployer des paysages sonores qui nous propulsent loin dans l’imaginaire. Vrombissements, nappes, boucles, contrastes des timbres, lutherie inventive, sont les outils de leur poétique. Ils sont solides, aguerris par leur groupe précédent, Perlinpinpin Fòlc, et celui dans lequel ils s’investissent par ailleurs, Ténarèze qui sort son premier album, Ausèths, la même année. À cette époque ils passent alors presque pour des extraterrestres dans le milieu des musiques traditionnelles, une singularité parmi les autres représentants de ce genre musical.

Pèire Boissière, lui c’est un collectionneur de chanson passionné, interprète aussi, comme il se doit quand on aime autant la transmission. C’est sa première participation à un album, et ça reste l’un des rares enregistrements de sa pratique. À l’aise pour faire danser ou chanter des complaintes. Pas démonstratif, une prosodie épurée mais affirmée, qui lui donne un caractère appuyé, mélismatique quand il faut. Une voix personnelle, pas empruntée, franche, projetée et timbrée au point qu’elle en parait vibrante, qui nous invite à chanter avec elle tant elle semble familière. Elle ronronne, vivante, fidèle aux thèmes ancestraux, par dessus des instruments polymorphes, au travers d’arrangements savants qui peuvent aussi souligner la beauté de la répétition et ses variations.

Les thèmes traditionnels occitans ont la part belle ; quelques créations aussi, passées depuis dans le répertoire commun ; et des chants venus d’ailleurs ; le tout dans des proportions faisant de ce disque une illustration parlante de ce que le terme « tradition » peut recouvrir : un renouvellement et enrichissement constants, de proche en proche, qui adopte par affection, adapte et crée pour ses besoins et n’oublie que par désamour. Si on veut bien souscrire à cette définition, alors ces trois musiciens poursuivent chacun à leur façon ce déplacement, apportant leur pierre à l’édifice, le sous-titre Musica d’Occitania rappelant que tout ceci se joue au présent, dans l’espace défini par ceux qui lui servent de véhicule, et dans leur cas, l’élargissant brusquement, mais de façon cohérente, d’une valeur d’horizon. Par leur manière poétique d’amener ce déplacement, ils donnent un faux-semblant de dépaysement, nécessaire pour tendre l’oreille vers ce répertoire, en l’éclairant sous l’angle d’une perspective nouvelle à la portée de toute âme sensible.

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Pour une anthologie discographique du trad’/folk !

Au Nouveau Pavillon nous souhaitons mettre un coup de projecteur sur l’incroyable richesse discographique de la jeune histoire du revivalisme trad/folk de France. On a tous lu dans les médias de la presse culturelle dominante des articles sur « Les 100 meilleurs albums du rock anglais », des sélections des « 50 disques essentiels de l’histoire du jazz ». Du côté des musiques traditionnelles de création, nada. Il est temps de remédier à cela !

Notre projet éditorial tente de mettre en lumière une sélection d’une cinquantaine d’albums qui ont artistiquement marqué l’histoire du revivalisme des musiques traditionnelles en France métropolitaine depuis l’après-guerre et en particulier depuis les années soixante-dix. Des disques qui ont à la fois fait avancer les choses par leur audace artistique, mais aussi influencé les générations d’artistes qui ont suivi. Aucun critère commercial ou de succès public n’a été retenu. Ainsi un album « confidentiel » peut être mis à l’honneur tandis qu’un album vendu à des milliers d’exemplaires peut être quant à lui volontairement mis de côté.

Pour nous aider à opérer cette sélection – qui est encore en cours de rédaction – nous faisons appel à des musicien.nes professionnel.le.s des musiques traditionnelles. Puis nous demandons à certaines d’entre elles et certains d’entre eux de chroniquer l’album, de faire partager leur passion pour ce disque. C’est cette dimension horizontale « échange de savoirs » qui fait l’originalité de cette publication.

La série d’articles est publiée sur internet mais elle pourra, le cas échéant, faire l’objet d’une publication écrite ultérieure dans quelques années. Vous allez pendant les mois à venir la découvrir au fil des publications bi-mensuelles sur notre site internet. Mais ici point de classement, juste l’envie de vous faire partager de la belle musique.

Bonne lecture ! Et bonne écoute !