Chronique : Kristen Noguès – Logodennig

Par Clotilde Trouillaud
Kristen Noguès – Logodennig
Innacor Production, 2008
Dans ce double album, le label Innacor de Bertrand Dupont rend hommage à l’œuvre de Kristen Nogues, harpiste, chanteuse et compositrice née en 1952 et disparue en 2007. Cette publication réunit des enregistrements de différentes parutions, mais également des interprétations inédites en concert. Les vingt-quatre titres embrassent la période de la fin des années soixante-dix aux années deux-mille, avec de nombreuses raretés et inédits. Il s’intitule Logodennig, « petite souris » en breton, surnom qui était donnée à cette musicienne hors normes. Un livret d’une quarantaine de pages permet de mieux comprendre la vie, le parcours musical et les différentes rencontres artistique que Kristen a pu faire tout au long de sa carrière, de ses débuts à la Telenn Bleimor parisienne à ses aventures musicales avec les plus grands musiciens de jazz de l’époque, en passant par la collaboration avec de nombreux musiciens bretons de renom. Mais on y apprend aussi que derrière ce talent, et ce rire mythique, se cache une terrible fragilité, une angoisse de partir en tournée ou d’enregistrer un album. Kristen Noguès a donc une discographie relativement réduite au regard de la carrière qu’elle a menée. Elle a laissé bien peu de traces sur partitions de ses nombreuses compositions.
Les deux albums sont construits tel un livre, un prélude, puis cinq chapitres : Finis Terrae, Les Autres, Abstract, Improviser et Le Trio et enfin La longueur des jours. Dès le prélude, on sent cette force, cette maîtrise incontestable de l’instrument, les arpèges se déroulant avec assurance. On perçoit aussi cette profondeur d’interprétation qui caractérise, à mon sens, le jeu et le son unique de Kristen. Dans le chapitre Finis Terrae, on trouve dans ce chapitre des compositions de Kristen et des airs traditionnels bretons. Tous ces titres sont issus d’une commande pour mettre en musique le film éponyme de Jean Epstein, tourné en 1928 sur Molène ou Ouessant. C’est alors en quartet que se dessine cette bande originale, avec Jacques Pellen (guitare) Jacky et Patrick Molard (violon et cornemuse). Ce chapitre se clôt avec une interprétation magistrale de L’attente des femmes, avec dans cette version Mauro Negri à la clarinette, qui suit le mouvement de ce thème, une ligne mélodique planant au dessus des arpèges effrénés et précis de la harpe. Comme son nom l’indique, le chapitre Les Autres donne place aux interprètes qui ont repris et jouent encore la musique de Kristen. On y retrouve un solo de Jean-Michel Veillon (flûte), mais également différentes formations plus ou moins éphémères, avec Annie Ebrel (chant), sur des textes de Per-Jakez Helias, Paolo Fresu (trompette), Érik Marchand (chant), Jacques Pellen, Mauro Negri, Bruno Nevez (guitare). Et bien sûr, la Celtic Procession sur une version de la Gwerz Skolvan, suivie d’une composition de Kristen. C’est un solo de flûte qui introduit cette composition, les arrangements offrent une progression haletante sur une rythmique ample, puissante, des traits de violon et les couleurs électronique, sur un texte quasi déclamé par Érik Marchand. Ce chapitre se termine par une version très virtuose de Baz Valan, réarrangé pour deux guitares par Bruno Nevez. Une écriture précise, rapide, dynamique, qui laisse place à de belles improvisations de ce duo Jacques Pellen / Bruno Nevez. En tant que harpiste, je dois confesser que le second disque a rapidement pris de l’importance dans ma discothèque. À la fois surprise de cette écriture qui me paraissait totalement nouvelle et frustrée de la découvrir si tard, en tout cas sans avoir eu l’opportunité d’avoir pu échanger avec Kristen. J’ai écouté en boucles certaines pièces de ce disque, allant jusqu’à les « repiquer », pour essayer de comprendre les mystères de cette écriture. Je m’aperçois lors de ce travail, de la recherche qu’a pu effectuer Kristen sur cette « petite » harpe dite « celtique », son innovation sur l’exploitation des modes musicaux qui avaient été alors bien peu exploitées.
La version pour harpe solo de Baz Valan ouvre le second album. Il s’agit d’un morceau que nombre de harpistes ont repris en Bretagne mais également au-delà. Kristen a marqué toute une génération de harpistes en Europe et reste encore aujourd’hui une référence incontournable. Dans les chapitres intitulés Abstract et Improviser le trio, les six pièces reflètent une écriture très contemporaine. On peut y entendre entre autre la berceuse composée et chantée par Kristen, avec une improvisation de Mauro Negri, une ambiance tendue et pesante, une harmonie lancinante et sombre, une sorte de comptine macabre. Kristen se produisait beaucoup en trio, sur l’exemple des trios de jazz, et exploitait alors de longues improvisations aux côtés par exemple de Jean-Francois Jenny-Clark (contrebasse) et Peter Gritz (batterie). Dans ce répertoire sombre et profond, on perd les repères auxquels nous ont habitués les thèmes de tradition bretonne. Se produisent de subtils échanges de sonorités, des interprétations tout en nuances, des arpèges obstinés, un univers dans lequel il est parfois difficile de rentrer. On n’en sort pas avec une mélodie à retenir, mais plutôt un « état » qui pour ma part reste difficile à décrire.
Mais c’est sans doute le dernier chapitre La longueur des jours qui m’a sans doute le plus marqué, particulièrement Hirnezh an Divezhiou. On y entend de manière dépouillée la harpe et la voix de Kristen enregistré en 1982, son jeu délicat et épuré. Dans les titres suivants, on peut découvrir un duo avec le harpiste allemand Rüdiger Opperman. Le son cristallin des cordes métal de Rüdiger se mêlent à la voix et la harpe de Kristen sur un thème traditionnel breton Margaritig. Disul et Niverou sont de nouveau une démonstration des trios de Kristen avec Peter Gritz et Ivan Lantos (contrebasse). Kleier, dernier morceau, est celui que j’ai probablement écouté et joué le plus, sans jamais m’en lasser. Un son brut, acoustique, une pulsation qui avance, une mélodie et une harmonie simple et efficace. Ici pas d’artifices sonores, pas d’accompagnateur, pas d’improvisation. Juste Kristen.
Aujourd’hui la musique de Kristen continue de circuler, il suffit d’écouter attentivement Jacques Pellen pour y retrouver des compositions et des riffs de Kristen. C’est également avec Jacques que cinq harpistes de Bretagne* ont crée le spectacle Diriaou, un concert entièrement dédié aux compositions de Kristen Noguès réarrangées en quintet à l’occasion des dix ans de sa disparition. Tristan Le Govic écrit actuellement une thèse de musicologie sur Kristen Noguès et prépare la publication de certaines de ses œuvres, une manière de faire vivre ce répertoire sans doute encore un peu trop confidentiel.
Clotilde Trouillaud
*Nikolaz Cadoret, Alice Soria-Cadoret, Cristine Mérienne, Tristan Le Govic et Clotilde Trouillaud
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Pour une anthologie discographique du trad’/folk !
Au Nouveau Pavillon nous souhaitons mettre un coup de projecteur sur l’incroyable richesse discographique de la jeune histoire du revivalisme trad/folk de France. On a tous lu dans les médias de la presse culturelle dominante des articles sur « Les 100 meilleurs albums du rock anglais », des sélections des « 50 disques essentiels de l’histoire du jazz ». Du côté des musiques traditionnelles de création, nada. Il est temps de remédier à cela !
Notre projet éditorial tente de mettre en lumière une sélection d’une cinquantaine d’albums qui ont artistiquement marqué l’histoire du revivalisme des musiques traditionnelles en France métropolitaine depuis l’après-guerre et en particulier depuis les années soixante-dix. Des disques qui ont à la fois fait avancer les choses par leur audace artistique, mais aussi influencé les générations d’artistes qui ont suivi. Aucun critère commercial ou de succès public n’a été retenu. Ainsi un album « confidentiel » peut être mis à l’honneur tandis qu’un album vendu à des milliers d’exemplaires peut être quant à lui volontairement mis de côté.
Pour nous aider à opérer cette sélection – qui est encore en cours de rédaction – nous faisons appel à des musicien.nes professionnel.le.s des musiques traditionnelles. Puis nous demandons à certaines d’entre elles et certains d’entre eux de chroniquer l’album, de faire partager leur passion pour ce disque. C’est cette dimension horizontale « échange de savoirs » qui fait l’originalité de cette publication.
La série d’articles est publiée sur internet mais elle pourra, le cas échéant, faire l’objet d’une publication écrite ultérieure dans quelques années. Vous allez pendant les mois à venir la découvrir au fil des publications bi-mensuelles sur notre site internet. Mais ici point de classement, juste l’envie de vous faire partager de la belle musique.
Bonne lecture ! Et bonne écoute !