Chronique : Valentin Clastrier – Hérésie

Par Jean-François Vrod

Valentin Clastrier – Hérésie
Label Silex – 1991

Suite à l’inondation de mon lieu de travail en 2001, il ne me reste aujourd’hui que quelques bribes de pochettes des disques compacts ou vinyles alors en ma possession. Ce matin, j’en ai une en main et celle-là j’y tiens pour avoir souvent écouté avec ravissement le disque qui l’accompagne. Il me parait essentiel dans la production discographique du domaine des musiques traditionnelles au cours de ces dernières décennies.
J’écris ces lignes en assumant le ton subjectif qui s’en dégage car je perçois dans le travail de Valentin Clastrier des préoccupations qui rejoignent les miennes.

Dès la première prise en mains du disque, on est frappé par le parfait alignement des planètes que Clastrier y propose. C’est à dire dans le désordre : le monde Cathare, l’hérésie et la vielle à roue. Tout au long de l’écoute du disque, on sent que le « sujet » n’est jamais lâché et que contrairement à bien des productions qui ne sont qu’une succession de morceaux, il y a ici malgré des disparités orchestrales, une très grande homogénéité artistique. C’est suite à un concert solo au pays basque, me raconte Valentin Clastrier, en rentrant chez lui en Berry par le chemin des écoliers, qu’il se retrouve en pays cathare. Il n’en « ressortira » que quelques années plus tard après avoir beaucoup lu, réfléchi, rêvé à l’hérésie Cathare et « in fine » enregistré ce disque. En y réfléchissant, rien d’étonnant à cela. En 1982, lors d’un mémorable concert solo aux fameuses « Rencontres internationales de luthiers et maîtres sonneurs » à Saint-Chartier dans l’Indre, en ne revendiquant aucun héritage musical régional et en proposant un travail totalement inédit sur la vielle à roue (lutherie, vocabulaire technique, rapport à la modalité), Valentin Clastrier fut considéré comme un hérétique aux yeux d’un certain nombre d’acteurs du mouvement des musiques traditionnelles ou du folklore du centre de la France. Rétrospectivement, Clastrier explique cela, non pas par une volonté particulière de choquer le milieu des musiques traditionnelles, mais plutôt à cause d’un rapport personnel difficile à l’apprentissage et par le fait que depuis l’enfance, il lui faut inventer pour se construire. « J’étais obligé de créer » dit-il. Ainsi fut fait également avec la vielle.

L’ouverture du disque est royale. Le premier morceau Comme dans un train pour les étoiles est un magnifique (presque) tutti, puisque hormis Louis Scavis, on y entends toute la troupe : Michel Godard au tuba (magistral tout au long de l’album) Jean Louis Matinier à l’accordéon chromatique, Michael Riessler à la clarinette, Gérard Siracusa à la batterie et Valentin Clastrier à la vielle à roue. Se dévoile alors une musique qui, bien que semblant ne venir de nulle part, sonne comme un véritable coup de tonnerre. À peine l’écoute du disque commencée, Clastrier fait entendre quelques-unes de ses marques de fabrique : virtuosités rythmiques de sa meute de chiens*, improbables lignes mélodiques entretenant des rapports totalement inattendus avec les bourdons de son instrument, totale liberté de ton, écriture exigeante et large place à l’improvisation. S’ensuivent alors une chanson pop déjantée que ne renierait pas Tom Waits (Endura), plusieurs instrumentaux inspirés (Barbacana, Le Bûcher, Fin’amors de flamenca), deux improvisations avec Louis Sclavis à la clarinette, un chant diphonique (Notes de sang) et un vrai « tube » (Sine sole nihil) au sujet duquel on se dit que la vielle à roue est décidément un instrument idéal pour accompagner le chant. La prise de son et le mixage sont l’œuvre de Sylvio Soave, ingénieur hors pair qui réalisa une grande partie du son des disques du défunt label Silex.

Aujourd’hui le temps a passé, et cette petite bataille d’Hernani au pays de George Sand paraît bien dérisoire quand on écoute jouer la jeune générations de vielleux. Certains d’entre eux recyclent, parfois même sans le savoir, le travail du défricheur Clastrier. À ceux qui s’interrogent sur la notion de création dans le domaine des musiques traditionnelles – mouvement revivaliste qui revendique donc à la fois une valorisation de formes artistiques du passé tout en affirmant son désir d’avenir (avec toutes les épineuses questions que cette double adresse suppose) – Clastrier propose ce qu’on pourrait appeler une « troisième voie », ni mainteneur, ni faussaire. On pourra s’étonner ici de ma volonté de rattacher Clastrier au monde des musiques traditionnelles (je ne suis même pas certain qu’il en soit d’accord !) mais en détournant un concept classique de l’ethnologie relatif à l’intégration des innovations dans les cultures populaires, je répondrais qu’observer tant de vielleux des musiques traditionnelles intégrer dans leur jeu des éléments inventés par Clastrier me fait penser qu’à rebours, lui aussi fait désormais partie de la tradition !

Hérésie est un jalon fort de l’œuvre de Valentin Clastrier. À ce Don Quichotte inspiré qui affirme qu’il n’existe plus de musique cathare puisque malheureusement tout a été brûlé, nous répondrons que pour « rêver » aux Cathares, il nous reste la sienne et que c’est déjà beaucoup. À nous maintenant de savoir ce que nous ferons de nos boites d’allumettes.

 

Jean-François Vrod

* dans une vielle à roue, le « chien » est la petite pièce de bois sur laquelle repose la corde. Lorsque cette corde vibre suffisamment, la pièce de bois vibre alors sur la table, et génère un son comparable à un grésillement.

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Pour une anthologie discographique du trad’/folk !

Au Nouveau Pavillon nous souhaitons mettre un coup de projecteur sur l’incroyable richesse discographique de la jeune histoire du revivalisme trad/folk de France. On a tous lu dans les médias de la presse culturelle dominante des articles sur « Les 100 meilleurs albums du rock anglais », des sélections des « 50 disques essentiels de l’histoire du jazz ». Du côté des musiques traditionnelles de création, nada. Il est temps de remédier à cela !

Notre projet éditorial tente de mettre en lumière une sélection d’une cinquantaine d’albums qui ont artistiquement marqué l’histoire du revivalisme des musiques traditionnelles en France métropolitaine depuis l’après-guerre et en particulier depuis les années soixante-dix. Des disques qui ont à la fois fait avancer les choses par leur audace artistique, mais aussi influencé les générations d’artistes qui ont suivi. Aucun critère commercial ou de succès public n’a été retenu. Ainsi un album « confidentiel » peut être mis à l’honneur tandis qu’un album vendu à des milliers d’exemplaires peut être quant à lui volontairement mis de côté.

Pour nous aider à opérer cette sélection – qui est encore en cours de rédaction – nous faisons appel à des musicien.nes professionnel.le.s des musiques traditionnelles. Puis nous demandons à certaines d’entre elles et certains d’entre eux de chroniquer l’album, de faire partager leur passion pour ce disque. C’est cette dimension horizontale « échange de savoirs » qui fait l’originalité de cette publication.

La série d’articles est publiée sur internet mais elle pourra, le cas échéant, faire l’objet d’une publication écrite ultérieure dans quelques années. Vous allez pendant les mois à venir la découvrir au fil des publications bi-mensuelles sur notre site internet. Mais ici point de classement, juste l’envie de vous faire partager de la belle musique.

Bonne lecture ! Et bonne écoute !