Chronique : Dan Ar Braz – Douar Nevez

Par Ronan Pellen

Dan Ar Braz – Douar Nevez
Hexagone – 1976

Parmi les disques qui constituaient la discothèque familiale en ce milieu des années soixante-dix figurait Douar Nevez, premier album solo du guitariste breton qui écrivait encore son nom Dan Ar Bras. Il passait régulièrement à la maison sur la platine vinyle et je le connaissais par cœur. Ce premier disque de Dan Ar Braz, publié en 1976, a été un choc esthétique pour beaucoup de musiciens, mélomanes et critiques musicaux à sa sortie. Jean Théfaine, Jacques Vassal, ou encore André-Georges Hamon l’avaient à l’époque encensé[1]. Album entièrement instrumental, il fait aujourd’hui partie des jalons du folk revival, effectuant un retour aux traditions musicales bretonnes ou écossaises pour nourrir une musique qui venait du rock. On imagine mal aujourd’hui, dans une période où les musiques traditionnelles sont très largement pratiquées et enseignées dans de nombreuses structures, que la musique de Dan Ar Braz venait plutôt des Shadows, de Rory Gallagher, de Bert Janch ou Stephen Stills, et que sa découverte des musiques bretonne et écossaise était récente, et en grande partie due à sa participation au groupe d’Alan Stivell.

1977, mon frère et moi avons cinq et trois ans. Avec les parents, on s’assoit sur les coussins du salon et on ouvre la pochette. Une peinture de l’artiste Patrick Marziale, dans les tons bleu-noir, représente le guitariste marchant à l’horizon entre terre et mer, nous invitant déjà au voyage. À l’intérieur, une photo de Dan et sa fille main dans la main sur la grève de la Baie des Trépassés accompagne un poème de Francis James et un texte de Gwenc’hlan Le Scouezec. L’album est une suite musicale où chaque pièce dit un chapitre de la légende dont beaucoup en Bretagne connaissent les grandes lignes, celle de la ville d’Ys. La musique, entièrement composée par le guitariste, est tissée de ses influences folk-rock sur deux guitares bien différentes, une Guild acoustique et une solid-body Gibson L6s pour les pièces électriques. La section rythmique est constituée du clavier de Magma Benoît Widemann, du bassiste Dave Pegg, issu de Fairport Convention, et du batteur d’Alan Stivell, Michel Santangeli. La présence de Patrick Molard (cornemuses irlandaise et écossaise, tin whistle), d’Emmanuelle Parrenin (vielle à roue) et de Laurent Vercambre de Malicorne (violon, non crédité) y apporte tout l’ancrage des traditions musicales de Bretagne, d’Écosse et d’Irlande. Enfin la réalisation sonore magnifique est signée de Bruno Menny au studio Frémontel, sous la direction artistique d’Hugues de Courson à qui l’on doit déjà Almanac’h de Malicorne.

Pour raconter la légende de la ville d’Ys, Dan Ar Braz semble suivre la version romancée de Charles Guyot[2], mais il s’inspire surtout de cette baie de Douarnenez d’où il est originaire et qu’il connaît si bien. Une courte intro de Benoît Widemann au piano, ouverte et cinématographique, prépare l’auditeur au Retour de guerre du roi Gradlon revenant de Scandinavie, thème électrique et puissant. Est-ce de la musique bretonne ? Un an dro réinventé ? Peu importe ! La précision de la batterie de Santangelli, le changement de timbre de la guitare dans un chorus bien structuré, la réponse virtuose de Benoît Widemann aux claviers : ce morceau parfaitement construit donne le ton. Sans transition, une courte berceuse à la guitare sèche et au tin whistle nous raconte la Naissance de Dahud au milieu de l’océan. Un ostinato de basse et de piano arrive alors pour soutenir Mort et immersion de Malguen et la Fin du voyage, racontées dans un pìobaireachd par le duo cornemuse écossaise-guitare ciselé dans un unisson parfait jusque dans le moindre ornement. Une longue plage méditative décrit ensuite la Naissance de la ville, puis un solo de guitare sèche aux effets stéréo dans Morvac’h nous projette l’image du cheval de Gradlon galopant sur la grève.

Mon père tourne le vinyle. La face B commence avec la piste tant attendue : cette gavotte endiablée, menée à la guitare électrique et au violon, racontant les Orgies nocturnes des habitants de la ville d’Ys. Dans L’ennui du roi, un entrelacs de guitares acoustiques, c’est le retour au calme avant que Les forces du mal, un an dro rock à la batterie déchaînée, ne prédise la catastrophe à venir. L’appel du sage s’ouvre alors sur une supplique de uilleann pipes et se ferme sur une improvisation de guitare au lyrisme pink-floydien. La Submersion de la ville résonne de vents et de tempête. La guitare électrique de Dan Ar Braz répond à la plainte déchirante de la vielle à roue d’Emmanuelle Parrenin, jouée à l’écossaise, au point qu’on pourrait entendre une cornemuse. L’album se clôture sur l’éponyme Douar Nevez, solo contemplatif à la guitare électrique, soutenu par la guitare acoustique et l’orgue Hammond, racontant cette terre nouvelle où se construirait la ville de Douarnenez.

À la maison, on écoutait ce disque en boucle, comme une histoire qu’on vient de nous lire et qui serait trop courte. Quarante ans après, Douar Nevez demeure pour moi un disque de chevet.

 

Ronan Pellen

[1] Jacques Vassal, La Chanson Bretonne, Paris, Albin Michel/Rock&Folk, 1980, p.128. André-Georges HAMON, Chantres de toutes les Bretagnes, Paris, Ed. Jean Picollec, 1981, p.160.

[2] Charles GUYOT, La Légende de la ville d’Ys d’après les anciens textes, Paris, éd. H. Piazza, 1926.

 

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Pour une anthologie discographique du trad’/folk !

Au Nouveau Pavillon nous souhaitons mettre un coup de projecteur sur l’incroyable richesse discographique de la jeune histoire du revivalisme trad/folk de France. On a tous lu dans les médias de la presse culturelle dominante des articles sur « Les 100 meilleurs albums du rock anglais », des sélections des « 50 disques essentiels de l’histoire du jazz ». Du côté des musiques traditionnelles de création, nada. Il est temps de remédier à cela !

Notre projet éditorial tente de mettre en lumière une sélection d’une cinquantaine d’albums qui ont artistiquement marqué l’histoire du revivalisme des musiques traditionnelles en France métropolitaine depuis l’après-guerre et en particulier depuis les années soixante-dix. Des disques qui ont à la fois fait avancer les choses par leur audace artistique, mais aussi influencé les générations d’artistes qui ont suivi. Aucun critère commercial ou de succès public n’a été retenu. Ainsi un album « confidentiel » peut être mis à l’honneur tandis qu’un album vendu à des milliers d’exemplaires peut être quant à lui volontairement mis de côté.

Pour nous aider à opérer cette sélection – qui est encore en cours de rédaction – nous faisons appel à des musicien.nes professionnel.le.s des musiques traditionnelles. Puis nous demandons à certaines d’entre elles et certains d’entre eux de chroniquer l’album, de faire partager leur passion pour ce disque. C’est cette dimension horizontale « échange de savoirs » qui fait l’originalité de cette publication.

La série d’articles est publiée sur internet mais elle pourra, le cas échéant, faire l’objet d’une publication écrite ultérieure dans quelques années. Vous allez pendant les mois à venir la découvrir au fil des publications bi-mensuelles sur notre site internet. Mais ici point de classement, juste l’envie de vous faire partager de la belle musique.

Bonne lecture ! Et bonne écoute !