Chronique : Lo Jai – Acrobates et musiciens

Par Christophe Sacchettini

Lo Jai – Acrobates et musiciens
Shanachie – 1987

Les années s’écoulent et habillent la musique. Elles l’habillent de mots, de concepts, d’idées, de savoir, de métier en somme, là où il faudrait brosser le paysage d’un rêve. Un rêve que j’invoque aujourd’hui, s’il arrive que les miens pâlissent. Trente-trois ans après la sortie d’Acrobates et musiciens, mon écoute s’est affinée : « tiens, c’est ici que rentre l’accordéon diatonique (discret comme l’homme) de Christian Oller ! », « Ah oui, c’est le clavier qui produit cette marche étouffée, et voici les nappes de vielle du regretté Pierre Imbert qui colorent ce paysage toujours nocturne, faiblement éclairé d’une bougie d’époque qui en dévoile d’oniriques fragments… ».
Car c’est la nuit qui domine cet album dont on parla peu, et dont personne ne sembla remarquer qu’il synthétisait le son d’une époque charnière, un son devenu classique, au sens populaire d’une forme parvenue à sa maturité. Ce son que cherchaient alors ces musiciens lyonnais qui avaient des ramifications dans le Limousin et en pays d’Oc. D’autres formules avaient précédé (Le Grand Rouge, le Claque-Galoche…) et le collectage des débuts faisait place à la musique de création, c’est-à-dire – à une époque où le bal ne phagocytait pas la quasi-totalité des ambitions artistiques des jeunes musiciens – de concert.
Voilà donc le deuxième album du groupe Lo Jai, après un premier sorti six ans plus tôt, Musiques Traditionnelles du Limousin, encore plus rare à dénicher de nos jours. Huit morceaux seulement (un vrai format vinyle). Un son acoustique mais réverbéré façon « église », des timbres chauds, de généreux médiums, la nature qui s’invite entre les plages… On est frappé par l’équilibre, la majesté même, qui règne ici, entre la voix de Guy Bertrand, les flûtes et cornemuses d’Éric Montbel, la vielle à roue de Pierre Imbert et le diato de Christian Oller. Le spectre est habillé, on peut presque toucher l’espace.
Entrons dans l’histoire. C’est le fil de la nuit qui en tisse la trame : la magique deuxième plage Deux nuits au Palais Idéal renvoie à l’étrange fête finale Une nuit de premier mai, passant par des Noëls de Limoges qui rassurent et réchauffent. Entre temps, la voix d’Equidad Barès aura fait une apparition (La Madeleine), et nous aurons découvert Satins Blancs (1), valse en majeur de Philippe Prieur construite sur une simplissime suite descendante d’arpèges. Les voix (Bertrand, Montbel) remplissent l’édifice, alternant avec flûtes, cornemuses et hautbois languedocien, quand diato et vielle soutiennent et agrémentent.
Il s’agit là d’un magistral travail de groupe, et d’un manifeste esthétique. Jamais cette musique ne triche, ne convie le second degré. On est dans un esprit folk (on réunit dans une même suite des branles de Borjon de Scellery et de Susato, édités à plus d’un siècle d’écart, on teste des collages d’arrangements), mais un folk de la deuxième génération, qui remplace l’illusion de la tradition par les sentiers nocturnes de l’imaginaire. On sait l’empreinte spirituelle de l’œuvre d’Éric Montbel. On connaît aussi l’importance du clavier, touche « moderniste » (2), pour évoquer ici une marche nocturne, là un rayon de lune, hanter une église, ou relayer les bourdons de la vielle. Ce qui prime ici, c’est cet « équilibre entre les lignes, les formes et les couleurs » cher au peintre Fernand Léger, dont le tableau donne son tableau à la pochette noire du disque. Un modernisme que décline aussi le montage de figures peintes et de photos des musiciens, et la police de caractères. Pas d’arrangements chargés ni frénétiques, pas de chorus (la mode était à venir), mais une constante recherche de climats étranges, lunaires, visuels, par petites touches, du bout du pinceau (on pense aussi aux forêts de Max Ernst). Autant d’éléments qu’Éric Montbel déclinera par la suite (Le Jardin de l’Ange, Le Jardin des Mystères), au même titre que l’histoire de la peinture (La Charmeuse de Serpents).
Au tout début des années quatre-vingt-dix, Lo Jai perdura brièvement avec une nouvelle formule (Bertrand, Montbel, Philippe Eidel et Carlo Rizzo). Reste aujourd’hui cet appel à une beauté totale et intime, et, au vrai sens du terme – quasi surréaliste : un tableau sonore qui brille dans la nuit de l’enfance, et distribue les actes de la liberté à venir.

 

Christophe Sacchettini

 

(1) Cette mélodie d’une classe absolue relie cet album à l’aventure Oïo qui allait amener plus tard l’éclatement du groupe. Les historiens du folk français devront se pencher sur cette histoire artistique compliquée, cas d’école de « détournement de groupe », de récupération à des fins commerciales d’un morceau non déposé par son auteur, et que ses protagonistes eux-mêmes n’évoquent que du bout des lèvres.

(2) Montbel Comment passe-t-on de Kraftwerk à Bouscatel (in Les années folk, FAMDT-AMTA,1996)

 

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Pour une anthologie discographique du trad’/folk !

Au Nouveau Pavillon nous souhaitons mettre un coup de projecteur sur l’incroyable richesse discographique de la jeune histoire du revivalisme trad/folk de France. On a tous lu dans les médias de la presse culturelle dominante des articles sur « Les 100 meilleurs albums du rock anglais », des sélections des « 50 disques essentiels de l’histoire du jazz ». Du côté des musiques traditionnelles de création, nada. Il est temps de remédier à cela !

Notre projet éditorial tente de mettre en lumière une sélection d’une cinquantaine d’albums qui ont artistiquement marqué l’histoire du revivalisme des musiques traditionnelles en France métropolitaine depuis l’après-guerre et en particulier depuis les années soixante-dix. Des disques qui ont à la fois fait avancer les choses par leur audace artistique, mais aussi influencé les générations d’artistes qui ont suivi. Aucun critère commercial ou de succès public n’a été retenu. Ainsi un album « confidentiel » peut être mis à l’honneur tandis qu’un album vendu à des milliers d’exemplaires peut être quant à lui volontairement mis de côté.

Pour nous aider à opérer cette sélection – qui est encore en cours de rédaction – nous faisons appel à des musicien.nes professionnel.le.s des musiques traditionnelles. Puis nous demandons à certaines d’entre elles et certains d’entre eux de chroniquer l’album, de faire partager leur passion pour ce disque. C’est cette dimension horizontale « échange de savoirs » qui fait l’originalité de cette publication.

La série d’articles est publiée sur internet mais elle pourra, le cas échéant, faire l’objet d’une publication écrite ultérieure dans quelques années. Vous allez pendant les mois à venir la découvrir au fil des publications bi-mensuelles sur notre site internet. Mais ici point de classement, juste l’envie de vous faire partager de la belle musique.

Bonne lecture ! Et bonne écoute !