Chronique : Le quintette de cornemuses – Ménagerie

Par Boris Trouplin

Ménagerie : Le quintette de cornemuses
Label Ethnic – 1994

On le trouve à l’origine de la Bamboche et de la Compagnie du Beau Temps, entre autres et avec d’autres : Jean Blanchard est l’une de ces figures fondatrices du déploiement revivaliste des musiques folk en France dans les années 70-80. Multi-instrumentiste, il va se vouer tout particulièrement aux musettes du Centre, ces cornemuses du Berry-Bourbonnais célébrées par Georges Sand dans Les Maîtres sonneurs. Simultanément, l’évolution de la lutherie va en élargir la voie au jeu en polyphonie, et cette sous-famille spécifique d’instruments à bourdon devient un chatoyant chœur poly-anché plein de promesses.

En 1990 il fédère la Grande Bande des Cornemuses, orchestre monomaniaque d’envergure rassemblant dix-huit musiciens. Ça sonne et ça tonne, le disque se nomme Faut qu’ça brille !, et l’expérience donne à son instigateur l’envie d’approfondir le propos. En 1994 aboutit alors son second projet polyphonique, resserré sur 5 sonneurs : le Quintette de Cornemuses, et son album Ménagerie. Quand je découvre celui-ci, happé, j’en suis encore à barboter dans le bain culturel quasi baptismal du trad’ que j’aborde à la vingtaine. J’émerge des musiques bretonnes – bagad, fest-noz, biniou koz – et les cornemuses du Centre me font de l’œil avec leur nouvelle fleur (nom donné à la plus haute note de l’instrument, chez celles-ci une octave et demi au-dessus de la tonique). Les écoutes de ce disque si particulier n’en finiront pas de répercuter en moi leur écho multicouche.

Jean Blanchard en a composé et arrangé la majorité des titres. Il y joue la « 11 pouces », cette scintillante cornemuse en do aigu, et s’est entouré de fortes personnalités musicales – Robert Amyot qui manie la grande 23 pouces en do grave, tout comme Willy Soulette qui joue aussi la 16 pouces – cornemuse en sol – aux côtés d’Éric Montbel et de Raphael Thiéry. Enfin, incontournable, Michel di Napoli aux habillages, soutiens et convois rythmiques (batterie et diverses percussions, toujours appropriées).

Avec ce Quintette, une des volontés initiales fut de « sortir des polyphonies parallèles de tierce et de quinte, des structures rythmiques carrées, et des formes symétriques » en dira Jean. Au fil des plages le répertoire joue avec les possibles, combinant instruments, modes et structures, charpentant différents assemblages de voix, de rôles, de stratifications mélodiques.

En ouverture du disque, entre lyrisme et solennité, Trois tourtereaux initié en duo, va empiler les lignes supplémentaires à chaque nouvelle exposition du thème, densifiant le canevas jusqu’à une apothéose à quatre voix ponctuée de roulements de tom. Novelza en n°2, est bâti sur une métrique délicieusement déséquilibrée, dont la tension épaissie débouche sur trois soli improvisés jouant du contraste des timbres avant un retour en tutti magistral. En troisième vient Animal, un thème épique nimbé d’onirisme : aura des cymbales qui faseillent, lent unisson à deux cornemuses écartées à chaque bout de la stéréophonie, puis leur contrepoint grave, lui aussi dédoublé, avant d’y surajouter un ultime contrechant haut perché. Le tout vibrionne entre éther et magma, chair et âme… La plage 4 est une pure suite de bourrées à deux temps dont la première, récurrente et harmonisée, s’intercale tel un refrain unificateur entre les mélodies jouées par chacun tour à tour, seul avec le percussionniste, en un éventail de caractères… Le tressautement à trois temps entêtant du Merle rouge s’alanguit en un riff modal au blues traînant, propice à trois chorus successifs, tout en brodages et mélismes. On peut entendre dans La grande aiguille une complainte soliste portée, tel un gospel, par un chœur d’outres tout en ferveur. C’est le milieu du disque, l’unique titre sans percussion, parenthèse aérée, pénétrante. Le harfang des neiges, La pie verte, Le pingouin solitaire… je n’en énumère pas davantage, les cinq morceaux qui suivent continuent de propager le rayonnement de ces constellations musicales.

Les bourdons déploient bras grands ouverts leurs quartes granuleuses et leurs quintes cumulées, secteurs angulaires acoustiques de modalités immémoriales. Sur ces tapis de mousse se tissent et s’intriquent, matelassées comme des liasses de fascias, les mélopées des chalumeaux. Danse, intériorité, swing, expressivité… C’est un orgue organique à cinq bouches, dix mains, et soixante-dix trous qui vente, brame, pépie. C’est plus qu’un orchestre, c’est un écosystème, une effusion volcanique, un fourmillement de vibrés, de trémolos qui chevrotent, roucoulent et frétillent. Cette Ménagerie truffée de bois, de cuir et de peaux, de titres aux noms d’oiseaux, ne saurait guère être mieux nommée. Si vous avez le goût pour cette pâte sonore, ces clameurs animales et ces fréquences densifiées d’harmoniques, il y a ici de quoi s’en pourlécher.

L’enregistrement tous ensemble, sans cabine ni « rere » (enregistrements d’autres sons ajoutés après la prise principale), fut une gageure dont de discrets stigmates peuvent résider dans quelques articulations. Le mixage sert la disposition acoustique, comme si les six musiciens se tenaient face à nous. On en devinerait presque avec jubilation leur jeu de scène, qui s’avançant au premier plan pour jouer sa partie de meneur, qui s’espaçant pour un canon en trio, etc. Nombre d’airs se terminent par un arrêt net en tutti après un accord tenu, c’est un des exemples d’une constance de forme qui traduit l’unité du disque, mais qui en marque aussi peut-être certaines limites. J’ai parfois pensé que j’aurais apprécié des modes de jeu plus élargis, des ambiances sonores libérées des cadres rythmiques, ou des improvisations davantage bruitistes. Mais ces explorations cornemusicales que d’autres reprendront et mèneront à l’avenir avec des prises de son plus immersives relèvent en fait probablement de la descendance naturelle du Quintette… dont cette Ménagerie inaugure la pétulance dansante et expressive d’une arche d’anches tout en panache.

 

Boris Trouplin

 

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Pour une anthologie discographique du trad’/folk !

Au Nouveau Pavillon nous souhaitons mettre un coup de projecteur sur l’incroyable richesse discographique de la jeune histoire du revivalisme trad/folk de France. On a tous lu dans les médias de la presse culturelle dominante des articles sur « Les 100 meilleurs albums du rock anglais », des sélections des « 50 disques essentiels de l’histoire du jazz ». Du côté des musiques traditionnelles de création, nada. Il est temps de remédier à cela !

Notre projet éditorial tente de mettre en lumière une sélection d’une cinquantaine d’albums qui ont artistiquement marqué l’histoire du revivalisme des musiques traditionnelles en France métropolitaine depuis l’après-guerre et en particulier depuis les années soixante-dix. Des disques qui ont à la fois fait avancer les choses par leur audace artistique, mais aussi influencé les générations d’artistes qui ont suivi. Aucun critère commercial ou de succès public n’a été retenu. Ainsi un album « confidentiel » peut être mis à l’honneur tandis qu’un album vendu à des milliers d’exemplaires peut être quant à lui volontairement mis de côté.

Pour nous aider à opérer cette sélection – qui est encore en cours de rédaction – nous faisons appel à des musicien.nes professionnel.le.s des musiques traditionnelles. Puis nous demandons à certaines d’entre elles et certains d’entre eux de chroniquer l’album, de faire partager leur passion pour ce disque. C’est cette dimension horizontale « échange de savoirs » qui fait l’originalité de cette publication.

La série d’articles est publiée sur internet mais elle pourra, le cas échéant, faire l’objet d’une publication écrite ultérieure dans quelques années. Vous allez pendant les mois à venir la découvrir au fil des publications bi-mensuelles sur notre site internet. Mais ici point de classement, juste l’envie de vous faire partager de la belle musique.

Bonne lecture ! Et bonne écoute !