Chronique : BRÉE ALIE – ALMENT D’IF

Par Maude Madec

Ôbrée Alie – Alment d’If
Coop Breizh – 2000

J’avais dix-sept ans, je ne me doutais de rien et certainement pas du choix que je ferai quelques vingt ans plus tard en considérant Alment d’If comme l’un des albums du genre m’ayant le plus marquée. Sans comprendre – et sans même essayer à l’époque – pourquoi cette musique résonnait tant chez moi, je puis juste constater aujourd’hui qu’il en est toujours de même et, sans chercher midi à quatorze heures, m’apercevoir que les forces qui m’animent sont certainement assez proches de celles qui ont façonné cet ouvrage. Sans prétendre allumer le même feu je suis à peu près certaine de me chauffer du même bois.

Nous sommes en l’an deux-mille et voici donc Alment d’If, premier album du chanteur Bertràn Ôbrée et du tout nouveau quatuor acoustique Ôbrée Alie. Il y présente un répertoire chanté de Haute-Bretagne, des textes et des airs traditionnels ou composés, en gallo (langue d’oïl de Bretagne qui, avec le breton, est l’une des deux langues historiquement présentes sur ce territoire) et en français.

Ôbrée Alie. Alment d’If. Ça sonne d’avance. Il y a dans ces quatre mots tant de mystère et de dépaysement que la promesse d’un ailleurs est d’avance tenue par l’objet lui-même. Il y a de l’inconnu à la vue de cette pochette végétale et de son titre énigmatique. Pas de repère. Un univers.

Premier morceau – Le méle e le moavi – pas de préliminaire, un plongeon immédiat au fond du chant, au fond du gallo, au cœur d’une musique libre et inspirée. Dès le départ, tout et tout le monde y est, y compris les deux invités. Dès le départ, c’est généreux, c‘est incarné et tout ce qui sera plus tard développé patiemment est déjà évoqué dans ces premières minutes en forme de bande annonce. On sait que l’on va voir du pays. Bertràn Ôbrée nous a ouvert en grand la porte de chez lui et c’est chaque fois la même histoire, je ne peux m’empêcher de rester. D’abord parce que le chant de Bertràn est si sincère et si inspirant qu’il percute une intimité à laquelle je n’accède pas si souvent (en passant, je pourrais dire la même chose de celui de Nolùen Le Buhé) ; l’effet est assez rare et précieux pour être retenu comme critère essentiel – le vilain mot – dans le choix de cet album. Ensuite, parce que l’orchestration est recherchée et les arrangements justes. Ils servent le chant, le texte, la mélodie, le répertoire populaire, toujours. Parce que la langue est belle, tout simplement. À ce sujet, on ne peux pas faire l’impasse sur le travail effectué sur la langue gallo qui est une des protagonistes les plus importantes du propos. Un propos de passeur, de chansonnier mais également de militant puisque Bertràn Ôbrée partage depuis toujours son temps entre création artistique et promotion de la langue (l’un n’allant pas sans l’autre à mon avis le concernant). Ses albums suivants, Venté sou léz saoddOlmon e olva et plus récemment Gherizon Papilhon confirment d’ailleurs cet engagement d’auteur et poète gallophone.

Le quatuor Ôbrée Alie était historiquement un duo avec le guitariste Mikaël Coroller (guitare). C’est en invitant Cécile Girard (violoncelliste protéiforme) et Pierre-Yves Prothais (batteur et percussionniste amoureux des musique du monde) que cette nouvelle histoire est née. Le duo demeure toujours le socle central puisque les arrangements sont réalisés à quatre mains. C’est peut-être pour cela que le sentiment d’une identité éprouvée se dégage d’Alment d’If. Quoiqu’il en soit, la recette est la bonne et, entre une exploitation du bourdon recherchée (You qu vz alé ?), les mélodies ciselées, les improvisations inspirées, parfois incantatoires (quelle magie que Gllajeû !), les illustrations sonores discrètes, les riffs lancinants de guitare, les purs groove de danse (Le paradiz), les emprunts bienvenus à des modes balkaniques et orientaux, se creuse le sillon d’une véritable proposition, identifiable et incomparable. On sent que l’intention est maîtrisée, que les influences ne sont pas d’anecdotiques exotismes (je pense au bel unisson voix/gaïda – cornemuse bulgare – livré avec le sonneur invité Emmanuel Frin) et que, tout en déférence pour une langue et un répertoire, c’est un objet à la fois personnel et ancré qui arrive à nos oreilles. Et je ne veux pas oublier l’indispensable trompette de Nicolas Giraud (Nougaro, Tony Allen) dont le son fait partie intégrante de l’album.

Voilà donc de la dentelle aux motifs bien choisis et rien dans la suite du parcours de Bertràn ne viendra ternir cette puissante personnalité. Sur la même ligne que Barzaz ou Gwerz, il se peut que cet album ait ouvert des portes (des esprits !) et donner au gallo les lettres de noblesse qu’il n’avait pas encore reçues, dans l’ombre d’une langue bretonne « chouchoute » de l’intelligentsia régionale. Mais ça, c’était avant.

« J së in·n onm den l’érr / Qhi trenb·l a brérr / L’ chaunt vezon·n lonten / L’ouralh son·n den l’vent ». « Je suis un homme dans l’air/ Qui tremble par ses pleurs/ Le chant vibre longtemps / L’oreille sonne dans le vent ». Bertràn Ôbrée – extrait de Bufée (Gherizon papilhon – Label Caravan & Dedd La).

Maude Madec

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Pour une anthologie discographique du trad’/folk !

Au Nouveau Pavillon nous souhaitons mettre un coup de projecteur sur l’incroyable richesse discographique de la jeune histoire du revivalisme trad/folk de France. On a tous lu dans les médias de la presse culturelle dominante des articles sur « Les 100 meilleurs albums du rock anglais », des sélections des « 50 disques essentiels de l’histoire du jazz ». Du côté des musiques traditionnelles de création, nada. Il est temps de remédier à cela !

Notre projet éditorial tente de mettre en lumière une sélection d’une cinquantaine d’albums qui ont artistiquement marqué l’histoire du revivalisme des musiques traditionnelles en France métropolitaine depuis l’après-guerre et en particulier depuis les années soixante-dix. Des disques qui ont à la fois fait avancer les choses par leur audace artistique, mais aussi influencé les générations d’artistes qui ont suivi. Aucun critère commercial ou de succès public n’a été retenu. Ainsi un album « confidentiel » peut être mis à l’honneur tandis qu’un album vendu à des milliers d’exemplaires peut être quant à lui volontairement mis de côté.

Pour nous aider à opérer cette sélection – qui est encore en cours de rédaction – nous faisons appel à des musicien.nes professionnel.le.s des musiques traditionnelles. Puis nous demandons à certaines d’entre elles et certains d’entre eux de chroniquer l’album, de faire partager leur passion pour ce disque. C’est cette dimension horizontale « échange de savoirs » qui fait l’originalité de cette publication.

La série d’articles est publiée sur internet mais elle pourra, le cas échéant, faire l’objet d’une publication écrite ultérieure dans quelques années. Vous allez pendant les mois à venir la découvrir au fil des publications bi-mensuelles sur notre site internet. Mais ici point de classement, juste l’envie de vous faire partager de la belle musique.

Bonne lecture ! Et bonne écoute !