Folk, sexe et politique, par Jean-François Dutertre (1996)

Retour sur les années folles du folk français par l’un de ses acteurs, le regretté Jean-François Dutertre, chanteur, musicien et activiste culturel bien connu dans le monde du folk et des musiques traditionnelles.

FOLK, SEXE ET POLITIQUE
Réflexions sur quelques éléments méconnus de l’histoire du mouvement folk 

On pourrait dater des rencontres dans les couloirs du Centre américain à Paris en 1967, à l’occasion du Hootnanny hebdomadaire de Lionel Rocheman 1 et des longues discussions entamées au Raspail Vert, le café le plus proche où les musiciens se retrouvaient rituellement après la soirée et jusque tard dans la nuit, les débuts de ce qu’il convient d’appeler le « mouvement folk ». Cette opinion rejoint en partie celle de Valérie Rouvière, qui dans son ouvrage Le Mouvement Folk en France (1964-1981) 2 prend les débuts du Hootnanny à Paris comme point de départ du mouvement artistique qu’elle étudie. Il faudrait pourtant être plus précis et faire remarquer que les événements ne prennent réellement tournure qu’à partir de la jonction en ces jours lointains où le Centre américain du boulevard Raspail était encore debout, de groupes disparates qui, sans l’initiative de Rocheman, ne se seraient peut-être jamais rencontrés — ou alors plus tard et autrement. Par son rôle de brassage de groupes et de courants, le Hootnanny est un moteur essentiel dans les prémices du folk. Mais l’analyse de ces prémices me conduit à évoquer des aspects des débuts de ce mouvement qui ont été oubliés ou occultés par la suite 3

Du concert à « l’antispectacle » 

Tout près du Centre américain, aux confins du XIVe et du XVe arrondissement, la MJC de la Porte Brancion va offrir, à partir de 1966, un deuxième lieu d’expression à ce courant naissant. C’est à l’occasion des concerts qui s’y déroulent que d’autres liens importants vont se nouer. Ils vont dépasser les propres contours du folk et l’inscrire dans un mouvement culturel plus général qui aura d’importantes répercussions dans les théories que le mouvement va construire et exprimer, notamment dans les colonnes des revues Gigue et L’Escargot. Une petite bande rassemblant des musiciens gravitant autour de cette MJC et d’autres qui se sont connus au Hootnanny — bande parmi laquelle on retrouve tous les principaux fondateurs du Bourdon — se produit à plusieurs reprises à Brancion. Mais il n’y a pas que du folk dans cette MJC, d’autres artistes s’y font entendre et notamment des groupes de pop underground et de rock. Le rock est alors dans une phase de marginalisation. L’entente se fait très vite, entre adeptes de musiques underground, avec les jeunes musiciens folk qui cherchent à faire connaître leur musique. Cette entente perdurera quelque temps, puisque la revue alternative Le Pop, consacrée à la pop music et au rock, soutiendra les débuts du Bourdon et publiera des articles sur les musiciens folk. Nous sommes en pleine ère psychédélique et la mode est aussi au happening, un concept de performances artistique en rupture avec le concert standard. Début 1967, les musiciens folk et les musiciens de rock se regroupent pour organiser un vaste happening à Brancion qui mêlera musique, light-shows 4, projection de films et récitation hallucinatoire de poèmes d’Antonin Artaud accompagnée en improvisation par la guimbarde de John Wright à la manière des lectures des poètes de la Beat Generation 5. C’est un concept d’anticoncert, brisant les cadres des « galas » de variétés, provoquant le public à intervenir dans le déroulement de la manifestation qui naît à cette occasion. 

En filigrane, on distingue aussi l’influence déterminante du Living Theater 6 qui, en faisant voler en éclat les codes de l’art théâtral, oriente toutes les réflexions sur le spectacle en général. Cette notion d’antispectacle va sous- tendre la conception future des spectacles du Bourdon et se fondre avec les idées déjà mises en œuvre par Rocheman au Centre américain. La petite bande déjà nommée se structure autour de l’Indicible Folk 7, un groupe gigogne où tous se retrouvent pour des morceaux en commun, et crée en novembre 1969 le premier folk-club en France, Le Bourdon. 

Très vite, les musiciens du Bourdon vont colporter à travers la France, mais aussi en Suisse et en Belgique, à la fois la musique et la façon de la pratiquer et de la mettre en spectacle. Les concerts s’inspirent de toutes les notions décrites plus haut, mais aussi des jam-sessions de jazz. Il n’y a pas de programme prévu à l’avance. Tous les musiciens sont présents sur scène avec un stock de chansons et de morceaux dans lequel ils vont puiser pour construire le concert. Une amorce a été discutée en coulisse — un ou deux morceaux pour débuter le spectacle — et quelques autres rendez-vous vaguement prévus. L’ordre du spectacle est improvisé, chaque morceau proposé interagissant avec les morceaux précédents. Chaque musicien est libre de venir sur le devant de la scène, au moment qu’il juge opportun, pour prolonger l’ambiance ou le thème précédent, le contraster ou le casser pour entraîner la thématique vers d’autres directions. Autrement dit, chaque spectacle est unique dans son enchaînement et ses morceaux. On entraîne le public à intervenir dans les chansons, à quitter sa place, à bouger, à danser. 

À l’époque, la danse traditionnelle est encore essentiellement l’apanage des groupes folkloriques : elle se pratique sur scène devant un public. Mettant en pratique, ses concepts d’antispectacle, le mouvement folk la fait descendre de la scène : c’est la naissance du « bal folk » qui aura été préparé en amont par l’organisation d’ateliers et de stages. 

La dimension politique 

Dans le même temps, d’autres éléments sont apparus. Ils étaient déjà à l’œuvre dès les premiers pas, notamment dans la mouvance des jeunes musiciens fréquentant les concerts de la banlieue parisienne. Rappelons que la vague folk ne touche réellement la France que vers 1965. Et cette vague est marquée par l’esprit du protest song américain qui trouve ses racines dans une tradition musicale de combat politique incarnée notamment par les chansons de Woody Guthrie. La lutte pour les droits civiques et contre la guerre du Viêt Nam bat son plein. Cette coloration politique imprègne les balbutiements du mouvement folk. Les chanteurs américains qui fréquentent le Hootnanny propagent cette dominante avec les chansons de Bob Dylan, Phil Ochs, Richard Fariña ou Tom Paxton. Ainsi plusieurs concerts de la fin 67 et du début 68 à la MJC Brancion vont avoir pour objet le répertoire nord-américain. Un groupe se distingue très vite parmi les artistes programmés. Il porte un nom invraisemblable, le Philarmonic Back Country Folk Group et son leader est un certain Jacques Ben Haïm, dit Ben. Le groupe se taille un franc succès avec un répertoire hétéroclite de chansons américaines parmi lesquelles plusieurs chansons de Dylan. 

Nous sommes dans les mois précédant mai 68 et des membres du groupe sont des militants trotskystes qui, outre leur passion musicale, utilisent les concerts pour véhiculer leurs préoccupations politiques. Ils ne sont pas les seuls et cette mouvance politique sera importante au sein du futur Bourdon. Ben va jouer un rôle déterminant de mise en relation. Il sera, un temps, la tête pensante du mouvement. Le Hootnanny servira de pivot à ces rencontres. Il est d’ailleurs fréquenté par de nombreux chanteurs américains hostiles à la guerre du Viêt Nam. Joan Baez y fera une courte apparition et passera la soirée au Raspail Vert avec les musiciens du futur Bourdon. Une autre influence déterminante a pour origine la scène folk anglaise. Elle est à la fois d’ordre politique avec l’exemple des chansons à caractère social d’un Ewan MacColl (l’auteur de Dirty Old Town dont la reprise par les Pogues connaîtra un grand succès), et organisationnel avec le réseau des folk-clubs qui servira de modèle pour la création du Bourdon. La volonté d’organiser le mouvement folk, de s’emparer du modèle associatif pour créer les folk-clubs, de mettre en place des modes de diffusion autonomes (création de festivals de folk, de réseaux de tournées, de centrale de diffusion de revues et de disques) procède de l’implication politique des meneurs du mouvement. 

Cette implication s’attache à des mouvances diverses, souvent contradictoires, parfois opposées qui trouvent dans le mouvement folk un terrain d’entente inattendu. L’exemple de la revue Gigue l’illustre parfaitement. La revue est fondée sur une volonté délibérée d’autonomie — elle en causera la perte d’ailleurs —, y compris dans la diffusion. Elle repose sur le bénévolat d’une petite équipe qui se partage toutes les tâches, même l’expédition. Une grande partie de l’équipe est constituée de militants du Parti communiste qui se sont investis dans un courant musical dont la volonté de pratique populaire les séduit. Pourtant le rédacteur en chef ne cache pas ses opinions trotskystes. Dans d’autres lieux, le rapport aurait pu être violent. Ici, il n’en sera rien. Ces mêmes militants communistes et leurs amis s’embarqueront dans l’organisation d’un festival de folk dans les Cévennes et constitueront l’armature du service d’ordre de quelques autres festivals. Il est à remarquer que l’un des premiers médias à saluer le mouvement folk et particulièrement le courant du Bourdon, sera La Marseillaise, le quotidien communiste du sud, à l’occasion du Festival de Lambesc en 1970. 

La dimension politique se manifeste aussi dans le choix des chansons effectué par les chanteurs et les groupes. On opère un tri dans le répertoire traditionnel pour mettre l’accent sur des thématiques en adéquation avec les idées libertaires du mouvement. L’intérêt pour les chansons à caractère anti militariste constitue un bon exemple de cette posture. Ainsi le titre phare du premier album de Mélusine, une variante du Nivernais de la chanson Le matin au point du jour, raconte l’histoire de soldats qui tuent leurs officiers pour se venger des brimades qu’ils leur ont fait subir. Elle sera interdite d’antenne sur France Inter. De la même façon, La Bamboche intègrera La Chanson de Craonne à son répertoire. Le mouvement s’étend aux répertoires non francophones dans un contexte de montée des régionalismes. Les Bretons ont déjà de l’avance dans ce domaine : ils sont déjà structurés, les grandes fédérations sont en place, le renouveau des fest-noz a commencé. Occitans et Alsaciens vont venir s’intégrer au mouvement en apportant leurs revendications musicales, linguistiques et régionalistes. 

Mélange des sens 

D’autres courants intérieurs se dessinent aussi. Parmi eux une mouvance écologique très teinte de politique. Ce courant s’incarne dans le soutien sans ambiguïté du mouvement folk à la lutte des paysans du Larzac en 1970. L’écologie va demeurer en filigrane dans la pensée de nombreux acteurs du folk. On le retrouve encore aujourd’hui. Une variante est représentée par un autre mouvement qui va connaître une grande ampleur pendant un certain temps et que le journal Actuel, baptise de « mouvement des communautés ». Actuel va en tenir la rubrique régulière et contribuer à le propager. Il voit des jeunes citadins investir des villages et des fermes abandonnées dans la campagne, se mettre au tissage ou à la poterie, ou encore élever des chèvres, essentiellement dans le sud de la France et majoritairement en Ardèche et dans les Cévennes. La vie s’organise en « communautés » autour de bâtiments restaurés en commun, de tâches partagées, mais aussi d’une grande permissivité sexuelle. La jonction s’opérera quelquefois avec le mouvement folk. 

On ne doit pas oublier que c’est la période de la libération sexuelle, la pilule permet la liberté et le choix, on multiplie les expériences et les partenaires — et le mouvement folk s’inscrit, lui aussi, à sa manière, dans ce phénomène de société. Ainsi, les groupes de folk se déplacent souvent en « tribus », que ce soit pour des tournées ou des stages, mêlant allègrement affranchissement musical et liberté sexuelle, cette dernière pimentant d’autant l’attrait exercé par le mouvement sur ses adeptes. Dans les stages et les grands festivals de l’époque, la sexualité se débride, la nudité fleurit au bord des rivières qui bordent les lieux de rassemblement. 

Mutation 

Valérie Rouvière situe la fin du mouvement folk en 1981, avec la disparition de la revue L’Escargot Folk et la dissolution de Malicorne. Il est à remarquer que cette date coïncide avec l’arrivée de la gauche au pouvoir et l’intérêt du ministère de la Culture pour les musiques traditionnelles sous l’impulsion de Maurice Fleuret. On rentre dans une nouvelle phase de consolidation et d’institutionnalisation en s’appuyant sur le réseau associatif construit par le mouvement folk ou proche de ce mouvement. Le concept de Centre de musique traditionnelle en région et la FAMDT naissent à cette époque. On se défait de l’étiquette « folk » au profit de l’expression « musique traditionnelle ». Mais ce sont souvent les musiciens des anciens « groupes de folk » qui vont constituer l’armature de cette nouvelle organisation et s’investir dans cette direction. Avec eux, les idées mises en mouvement par le mouvement folk vont perdurer en filigrane tout en prenant d’autres colorations et d’autres dimensions. Mais ceci est une autre histoire. 

Notes 

1. Lionel Rocheman avait repris en 1961 la responsabilité d’une scène ouverte (appelée Hootnanny selon un terme américain) qui se tenait tous les mardis soirs au Centre américain, boulevard Raspail, à l’emplacement de l’actuelle Fondation Cartier. Le principe était que tout le monde pouvait s’inscrire pour interpréter une chanson ou un morceau instrumental. Il n’y avait aucune sélection et Rocheman organisait l’ordre de la soirée en fonction des inscrits. Alan Stivell, Steve Waring, John Wright, Catherine Perrier, Ben, le groupe préfigurant Mélusine firent quelques-unes de leurs premières armes à cette occasion. Lionel Rocheman, par ailleurs, était à l’époque un interprète fervent de la chanson traditionnelle francophone. 

2. Écrit à partir du développement d’un mémoire de maîtrise d’histoire.

3. Valérie Rouvière témoigne que, bien qu’ayant pressenti les influences politiques, elle n’a pas, hélas, été suivie dans cette piste par son directeur de mémoire.

4. On appelait ainsi des projections sur grand écran de mélanges mobiles de peintures et de flux colorés réalisés en direct sur un épidiascope. Les light-shows venaient en accompagnement de concerts, de spectacles ou de happenings.

5. Mouvement littéraire américain dont les auteurs les plus connus sont Jack Kerouac, Allen Ginsberg et William Burroughs.

6. Le Living Theater était une troupe de théâtre américaine dirigée par Julian Beck pratiquant la déstructuration du langage théâtral au profit d’une dramaturgie cherchant à provoquer les réactions des spectateurs. La thématique était libertaire et anti militariste. Le Living s’est vivement engagé contre la guerre du Viêt Nam

7. Ce nom était un clin d’œil et une forme d’hommage au groupe britannique The Incredible String Band, alors très admiré dans les milieux du folk. 

[In Trad Magazine n° 110 — Novembre-Décembre 2006]