Chronique : Érik Marchand & le Taraf de Caransebes – Sag an tan ell

Par Wenceslas Hervieux

Érik Marchand & le Taraf de Caransebes – Sag an tan ell
Label Silex – 1994

Érik Marchand a trouvé dans les Balkans et spécialement dans le Banat, l’orchestre qui pouvait valoriser certains paramètres de la musique bretonne qu’il pratique chez lui à Poullaouen, dans le centre-Bretagne.

L’un de ses paramètres est la ligne mélodique, qui, comme dans de nombreuses pratiques du monde hors circuit commercial, guide l’harmonie, le rythme et la carrure. Bien souvent tout est dit dans la ligne mélodique. Les « Balkaniques » entretiennent encore et toujours des mesures composées, participant à une « musico-diversité » nécessaire à la « bio-diversité ». Aussi ont-ils façonné, en plusieurs générations, un jeu très virtuose tenant compte des possibilités que possède la voix à produire des sons et des ornements qu’un instrument comme le piano ne peut jouer. Les thèmes sont donc menés à la taragot, la trompette et bien sûr la voix. L’album fait entendre les cousins bretons – le couple de treujenn gaol (clarinettes) – très subtiles sur un premier ton du plinn, mais dépassé par le tempo pris par les cousins du Banat pour le ton double. L’accordéon et la contrebasse se cantonnent à l’accompagnement harmonique, rythmique pour les danses et du type « harmonium » sur les complaintes.

L’album Sag an tan ell est arrivé à un moment où le « milieu » de la musique traditionnelle en Bretagne s’intéressait de plus en plus aux sonorités et à l’image « libérée » des tarafs et autres orchestres de circonstances – mariage, baptême, enterrement – d’Europe de l’Est. À la fin des années quatre-vingt, le groupe « Les Pires » en était le précurseur, de mémoire d’étudiant rennais. Ses musiciens savaient jouer la gavotte mais étaient aussi amoureux de l’ambiance festives des mariages de l’Est. Peut-être avaient-ils fait le tour des arrangements « à l’irlandaise » de la musique bretonne ? J’avais à cette époque repéré dans les musiques roumaine et bulgare, des idées pour ornementer et orchestrer la musique locale. La musique du Kocani Orkestar dans l’album A Gypsy Brass Band me semblait adaptée pour faire danser le rond de Saint-Vincent-sur-Oust !

Érik Marchand – accompagné de virtuoses ouverts sur ce monde de l’Est, tels que Titi Robin, Jacky Molard ou Gaby Kerdoncuff – est allé à la rencontre de nos cousins roumains, et ainsi au bout d’une expérience humaine. L’album Sag An Tan Ell marque à mon sens un tournant dans la musique bretonne – et peut-être dans la musique populaire française. Il déclenche d’autres aventures artistiques du même ordre. Citons par exemple « Kreiz Breizh Akademi » directement issu des expériences d’Érik Marchand. De mon pays de Redon, j’ai l’impression que c’est l’album qui a permis à beaucoup de découvrir et tomber amoureux des fanfares des Balkans. Avec ses films Le temps des gitans (1988), Underground (1995) ou Chat noir chat blanc (1998), le cinéaste Emir Kusturica y a aussi grandement contribué. C’est aussi le début des tournées du Taraf de Haïdouks, du Kocani Orkestar, de la fanfare Ciocarlia…

Ce disque montre que c’est en s’intéressant à la musique populaire de ses voisins que l’on découvre la sienne. C’est une étape obligée avant de créer son jeu instrumental et ses arrangements, comme un compositeur copie bon nombre d’œuvres afin de se forger une écriture personnelle. Il devient à son tour une personnalité qui va apporter une nouvelle possibilité de musique traditionnelle, dans le sens où celle-ci est « transmise pour les besoins de la société ».

 

Wenceslas Hervieux

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Pour une anthologie discographique du trad’/folk !

Au Nouveau Pavillon nous souhaitons mettre un coup de projecteur sur l’incroyable richesse discographique de la jeune histoire du revivalisme trad/folk de France. On a tous lu dans les médias de la presse culturelle dominante des articles sur « Les 100 meilleurs albums du rock anglais », des sélections des « 50 disques essentiels de l’histoire du jazz ». Du côté des musiques traditionnelles de création, nada. Il est temps de remédier à cela !

Notre projet éditorial tente de mettre en lumière une sélection d’une cinquantaine d’albums qui ont artistiquement marqué l’histoire du revivalisme des musiques traditionnelles en France métropolitaine depuis l’après-guerre et en particulier depuis les années soixante-dix. Des disques qui ont à la fois fait avancer les choses par leur audace artistique, mais aussi influencé les générations d’artistes qui ont suivi. Aucun critère commercial ou de succès public n’a été retenu. Ainsi un album « confidentiel » peut être mis à l’honneur tandis qu’un album vendu à des milliers d’exemplaires peut être quant à lui volontairement mis de côté.

Pour nous aider à opérer cette sélection – qui est encore en cours de rédaction – nous faisons appel à des musicien.nes professionnel.le.s des musiques traditionnelles. Puis nous demandons à certaines d’entre elles et certains d’entre eux de chroniquer l’album, de faire partager leur passion pour ce disque. C’est cette dimension horizontale « échange de savoirs » qui fait l’originalité de cette publication.

La série d’articles est publiée sur internet mais elle pourra, le cas échéant, faire l’objet d’une publication écrite ultérieure dans quelques années. Vous allez pendant les mois à venir la découvrir au fil des publications bi-mensuelles sur notre site internet. Mais ici point de classement, juste l’envie de vous faire partager de la belle musique.

Bonne lecture ! Et bonne écoute !