Chronique : Familha Artús – Drac

Par Iris Kaufmann

Drac – Familha Artús
Label Pagans – 2010

C’est en 2010 que sort l’album Drac de familha Artús. Étudiante en anthropologie, ça fait déjà quelques années que je baigne dans l’univers des polyphonies occitanes, entre les backstages du Còr de la Plana, les concerts et festivals, ou l’association « l’Ostau dau Paìs Marselhés » à la Plaine. Je passe alors pas mal de temps en Béarn, découvre la culture traditionnelle gasconne, avec ses fêtes, ses danses, ses « cantèras », mais aussi des festivals comme La Fête du Bois, « Lo Printèmps de l’Arribèra », « A Pau qu’ei e qu’ei a Pau ». C’est l’année où je dois choisir un terrain d’enquête ; l’écoute de Drac est bouleversante. Soit : j’irai là-bas et j’essaierai de comprendre comment cette musique est fabriquée.

Familha Artús, c’est une histoire de famille à plusieurs titres : le groupe rassemble Tomàs (chant et boha, la cornemuse landaise à anches simples), son frère Matèu (chant, violon, tambourin à cordes, flûte) et leur cousin Romain (vielle à roue électroacoustique). Ils sont respectivement les fils de Jacques et Jean Baudoin, tout deux membres du groupe béarnais de renouveau des musiques traditionnelles « Canicula » aux côtés de Joan-Francès Tisnèr. Les Baudoin ont appris la musique traditionnelle gasconne auprès de celles et ceux qui l’ont collectée et se la sont réappropriée dans les années soixante-dix. Avec eux, Romain Colautti dit « Pairbon » (« grand-père ») à la guitare bariton, et Shape2 alias Nicolas Godin à la batterie et aux machines, issu des musiques noise/expé et rock alternatif qui intègre le groupe avec ce disque. À ce titre, familha Artús est aussi l’histoire d’une émancipation, à travers la reconfiguration totale d’un patrimoine musical familial dans une pratique personnelle empreinte d’influences multiples et d’un engagement fort pour la langue occitane.

Troisième album de familha Artús, Drac acte la création du label « Pagans » qui produira par la suite de nombreux albums de qualité. C’est aussi le premier disque du groupe à sortir sous une licence « creative commons », fruit d’une réflexion sur le long cours quant à la propriété intellectuelle de ce que ses membres appellent une « musique radicale d’essence patrimoniale ». L’expression est peu commune, et reflète bien la quête d’identité d’Artús, qui cherche alors à se distinguer, à créer une musique sans concession qui soit, au-delà, le reflet d’une manière d’être et d’habiter son territoire.

La conception graphique du disque me fascine : réalisé par Tomàs Baudoin, elle représente une créature hybride, sorte de dragon féminin en gestation, qui contemple l’extérieur depuis la fenêtre d’une maison. Le drac est présent dans l’iconographie du groupe depuis le second album, Òrb. Ce symbole qui deviendra le logo d’Artús, provient d’une cornemuse landaise conservée à l’écomusée de Sabres dans les Landes. Un conte collecté par Bernard Manciet dans le village de Retjons, berceau de la famille Baudoin, évoque ce dragon gardien de la langue qui vivrait dans les rivières. Dans la pochette, le disque placé au centre d’un triptyque de créatures oniriques masque un embryon de dragon.

Consciemment ou pas, Drac représente cette gestation. Dernier album produit sous le nom de familha Artús avant de simplifier le nom en « Artús », il marque un tournant dans l’aventure du groupe, semble tout à la fois conclure une recherche artistique, et affirmer la naissance d’une véritable identité : on trouve dans ce disque comme une sorte d’aboutissement des deux disques précédents. Le premier Òmi, pensé comme un concept-album, initiait en 2003 des interprétations électroniques de répertoires traditionnels. Le second Òrb affirmait en 2007 cette démarche, avec l’apport électro-acoustique de Druqpa Dracous au synthé modulaire. Ici, même si l’électro-acoustique d’Òrb n’est pas bien loin, on rencontre l’embryon affirmé du rock progressif qu’Artús développera dans ses disques suivants.

Drac est le fruit d’un laboratoire d’expérimentations sonores. À l’époque le groupe multiplie les sessions d’improvisations qui donnent naissance à huit titres. Les textes proviennent tous de deux sources : Chants populaires de la Grande-Lande de Félix Arnaudin (1844-1921) et Anthologie de la chanson béarnaise d’André Hourcade (2006). Ils sont associés à des mélodies générant une sorte de patchwork d’éléments traditionnels qui font office de thèmes, variations ou contrepoints au sein d’une composition qui mêle des influences d’électro-acoustique et de rock progressif, avec l’apport majeur de la batterie. La démarche est comparable à celle des suédois d’Hedningarna, mais on retrouve aussi l’influence notoire de groupes comme The Mars Volta ou King Crimson. La musique qui s’y déploie est radicale, et enracinée. Familha Artús nous crie ce qu’il est, d’où il vient, ce qu’il devient.

Dès qu’on lance le disque, c’est une masse sonore pleine et complexe, très granuleuse, qui investit nos oreilles. Le chant A la bòrda doublé d’une distorsion entre en même temps que la batterie. Le rythme progressivement s’accélère, la tension monte jusqu’à l’intervention minimaliste de la vieille sur fond de boucles percussives, amène une mélodie jouée par la boha et la vielle, dont les timbres s’enrichissent progressivement de lignes de basse et d’harmonies et ça repart : familha Artús nous emmène dans son univers sonore. On poursuit avec une ballade elle aussi tirée d’Arnaudin : « Je veux vous dire une chanson toute pleine de mensonges. Et s’il n’y a aucun mot de vérité, que les oreilles me tombent ! ». On retrouve ici des plages électroniques qui rappellent un peu Òrb, c’est spectral, lumineux, entraînant. La recherche sur les timbres harmoniques est bien perceptible, comme tout au long du disque. On poursuit notre marche dans les Landes. L’introduction du titre suivant laisse place à la vocalité nue. Dehens la vila de Bordèu démarre par une interprétation en polymonodie puis en unisson d’une version du chant collecté par Hourcade. On sent une tension qui monte à chaque silence, ça frotte. Arrivé au milieu du texte, la vielle se superpose aux voix et là… c’est un GROS BOOM dans les oreilles ! La guitare baryton tient pendant les sept minutes restantes une variante du thème, les voix sont presque fantomatiques, s’élèvent et se mêlent. À chaque silence, on a l’impression d’entrer dans l’ampli, à chaque reprise, la vielle lance de véritables cris suraigus, saturés, la masse s’intensifie, à la fin grandit, grandit, grandit jusqu’à un bruit blanc et… STOP. Je reprends mon souffle.

On entre enfin selon moi dans le cœur du disque avec Capitèni Saliàs. Le texte tiré de l’Anthologie évoque un capitaine, Saliàs, qui part en guerre. Dès l’introduction, une boucle de guitare, un bourdon de vielle, une rythmique de violon nous prennent aux tripes. On reconnaît la mélodie accélérée d’un rondeau béarnais, Shovada shovada [1]. Cette dernière introduit tout de suite une tension, une noirceur, que nous confirme l’entrée du texte, scandé avec différents effets. Il serait difficile de raconter ce qu’il se passe dans Capitèni Saliàs, tant la composition est riche. On ressent à nouveau l’impression de partir, d’être à la fois en soi et hors soi, embarqué par cette masse sonore qui lancine, qui frappe. Le morceau suivant, Monein, est une carte blanche à Nicolas Godin pour une pièce d’électro-acoustique composée à partir d’un paysage sonore des fêtes du Jurançon (64). On entre dans un autre univers, on passe une porte pour se trouver plongé dans un espace interne très composé spatialement avec des superpositions de plans, des figures sur fond, des boucles, parfois l’évocation d’un air traditionnel, et une montée en tension vers la fin de la pièce, qui s’achève sur un fondu enchaîné vers la source.

On poursuit avec une reconfiguration de Cantem en Allegressa, pastorale gasconne contant la nativité [2] entrecoupée d’une variation autour du Mochico à la flûte à trois trous [3]. Le schéma de composition suit la logique des titres précédents, avec un développement autour du thème enrichi de variations, contrepoints, montées en tensions, à nouveau quelques figures sur fond avec des espaces très marqués, une recomposition des éléments, des jeux avec la vocalité (chuchotements, traitements sonores, scansions), une montée progressive de la masse sonore jusqu’aux sept derniers coups de tambourin.

La gala reprend le nom d’un rondeau béarnais qui est suggéré discrètement en pizzicati par la vielle à roue vers la fin du morceau. Ce titre suscite plusieurs pistes de lecture, il s’apparente à un genre de farce teintée de second degré. Le chant tiré de l’Anthologie parle d’un curé qui se dévergonde, fréquente les filles et se saoule. Il est interrompu par la lecture très caricaturée d’un extrait de lettre de l’Abbé Grégoire adressée à Félix Arnaudin en 1912 quant à ses collectes, où on retrouve le ton paternaliste « bienveillant » assez caractéristique des notables de l’époque. Le jeu de guitare/chant qui s’ensuit offre également un second degré sur le groupe lui-même, dans un style très emprunté à The Residents feat. Snakefingers. Le dernier morceau, Lo mon pair, est le seul instrumental de l’album. On pourra peut-être y trouver un écho dans Las Mairs Apo, avant dernier titre de Cerc, paru en 2020. Par rapport au reste, le timbre général est très acoustique, et provoque un certain état d’écoute, plus contemplatif, introspectif. On part d’un thème traditionnel en jouant sur le frotté des cordes pour générer une rythmique qui révèle les harmoniques, depuis les fréquences basses du tambour pour monter progressivement vers un site suraigu ; la masse sonore envahit les oreilles jusqu’à son point final. On en aurait presque le souffle coupé !

Il me semble que la musique d’Artús raconte une histoire en chacun de nous. Elle éveille notre bestialité, notre radicalité, notre rage, notre soif. Au fil du disque, on a l’impression de vivre une épopée sonore. Drac parle de tout un chacun. Il parle d’engagement, de volonté, de détermination. Il montre qu’il est possible de « jouer ce que l’on est » et d’où l’on vient sans se complaire dans un cadre. On ne peut décidément pas parler d’Artús sans parler de ce que la musique nous fait ressentir dans le corps : ça s’entrechoque. C’est plus fort que toi : si tu t’embarques, tu pars. Y a comme un frisson qui monte des pieds jusqu’à la tête envahit les joues les yeux et on aurait envie de hurler, tout se déploie, comme une explosion. On a envie de danser, c’est plus fort que tout, on est entraîné avec eux dans une ascension sonore. On part dans les boucles, on est dans un tourbillon, on voudrait que ça ne s’arrête jamais… et quand ça s’arrête, tout doucement, on sent que quelque chose a changé en nous.

 

Iris Kaufmann

[1]Pour une écoute comparative, voir « shovada, shovada » (rondeau) dans Aici qu’el reis, mossur ! du groupe Ad’Arron (Jacques, David, Matèu et Thomas Baudoin, Jean-Claude Arrosères) / 2003

[2]Pour une écoute comparative : « Cantem en Alegressa », Mistèri de Nadau / 2005

[3]Pour une écoute comparative : « Mochico d’Aspa » (saut) dans Er Navèth du groupe Ad’Arron / 1997

 

 

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Pour une anthologie discographique du trad’/folk !

Au Nouveau Pavillon nous souhaitons mettre un coup de projecteur sur l’incroyable richesse discographique de la jeune histoire du revivalisme trad/folk de France. On a tous lu dans les médias de la presse culturelle dominante des articles sur « Les 100 meilleurs albums du rock anglais », des sélections des « 50 disques essentiels de l’histoire du jazz ». Du côté des musiques traditionnelles de création, nada. Il est temps de remédier à cela !

Notre projet éditorial tente de mettre en lumière une sélection d’une cinquantaine d’albums qui ont artistiquement marqué l’histoire du revivalisme des musiques traditionnelles en France métropolitaine depuis l’après-guerre et en particulier depuis les années soixante-dix. Des disques qui ont à la fois fait avancer les choses par leur audace artistique, mais aussi influencé les générations d’artistes qui ont suivi. Aucun critère commercial ou de succès public n’a été retenu. Ainsi un album « confidentiel » peut être mis à l’honneur tandis qu’un album vendu à des milliers d’exemplaires peut être quant à lui volontairement mis de côté.

Pour nous aider à opérer cette sélection – qui est encore en cours de rédaction – nous faisons appel à des musicien.nes professionnel.le.s des musiques traditionnelles. Puis nous demandons à certaines d’entre elles et certains d’entre eux de chroniquer l’album, de faire partager leur passion pour ce disque. C’est cette dimension horizontale « échange de savoirs » qui fait l’originalité de cette publication.

La série d’articles est publiée sur internet mais elle pourra, le cas échéant, faire l’objet d’une publication écrite ultérieure dans quelques années. Vous allez pendant les mois à venir la découvrir au fil des publications bi-mensuelles sur notre site internet. Mais ici point de classement, juste l’envie de vous faire partager de la belle musique.

Bonne lecture ! Et bonne écoute !